Un livre est un produit de consommation comme les autres

Arthur Bramhall n’a décidément pas de chance : la première mouture de son roman Désir et Destinée a brûlé dans l’incendie de sa maison, et alors qu’il vient tout juste d’en terminer la réécriture, voici qu’un ours vole la mallette qui contient son précieux manuscrit ! Que diable l’animal va-t-il bien pouvoir faire d’un pareil butin ? On serait tenté de croire que, déçu par la nature de sa trouvaille, il finira par l’abandonner quelque part dans la nature environnante – en l’occurrence, une forêt du Maine, mais c’est mal connaître l’ingénieux plantigrade qui, infiniment plus malin que tous ses congénères, entrevoit les fabuleuses possibilités que pourraient lui offrir ces feuillets dont il a réussi à déchiffrer quelques lignes : avec beaucoup d’aplomb et un peu d’adresse, il pourrait prétendre à une humanité synonyme à ses yeux de montagnes de miel, de friandises à foison, de victuailles abondantes. Il faut reconnaître que, dressé sur ses pattes arrière, vêtu tant bien que mal d’un pantalon et d’une chemise mal boutonnée, le bougre arrive à faire illusion. Evidemment, il ne maîtrise que quelques mots de vocabulaire et possède la fâcheuse manie de se gratter énergiquement le dos sur n’importe quel plancher, mais qu’importe : à New York, même un ours peut devenir une personne, pour peu qu’il ait quelque chose à vendre. Et ça marche : agents et critiques flairent bien vite la bonne affaire. La qualité intrinsèque du roman, au fond tout le monde s’en moque car personne ou presque n’a lu le manuscrit mais Dan Flakes (c’est le nom que l’ours s’est choisi) est un personnage extraordinaire, une force de la nature, un énergumène bourru et peu disert que ses agents n’hésitent pas à présenter comme le nouvel Hemingway. D’interviews en réceptions mondaines, de séances de dédicaces en émissions télévisées, l’animal qui n’en est plus un (dame, il a même acquis un titre de noblesse !) promène sa bonhomie pataude, ses réponses monosyllabiques et ses imprévisibles sautes d’humeur, tout en avalant des tonnes de Super Tartes, de gâteaux dégoulinants de crème et autres friandises. Il devient ainsi la coqueluche des milieux mondains, un tombeur hors pair, un amant volcanique – et dire que du temps de son animalité, il se contentait de copuler une fois l’an ! Tout baignerait donc dans le miel le plus succulent si quelques obsessions ne venaient pas troubler la félicité de la nouvelle star littéraire : la hantise d’être démasqué et de finir au zoo mais aussi l’intuition que s’il ne déniche pas au plus vite une seconde mallette à manuscrit, sa brillante carrière pourrait se terminer aussi sec. Et voilà qu’en plus, Arthur Bramhall, le malheureux écrivain dépossédé, sort de sa déprime bien compréhensible et de son hibernation, refait surface et lui intente un procès pour vol…


Une fois passée la surprise provoquée par une entrée en matière particulièrement burlesque, on entre de plain-pied dans une histoire hilarante qui se révèle en même temps une satire féroce des milieux littéraires américains. Comment fabrique-t-on un best-seller, voire un écrivain, quelles techniques de marketing utiliser pour promouvoir et vendre en masse ce produit de consommation bien peu "culturel" qu’est devenu le livre? Kotzwinkle crée autour de notre auteur imposteur une galerie bien fournie de personnages bardés de nombreux défauts qui affligent l’espèce humaine : intérêt, cupidité, vanité, égoïsme, superficialité, jalousie. Critiques et journalistes n’aiment rien tant que de s’écouter parler, ce qui arrange bien notre ursidé dont le langage, il faut le dire, ne dépasse pas le vocabulaire basique d’un apprenti pâtissier- confiseur, auquel s’ajoutent quelques expressions glanées au cours de ses pérégrinations. Celles-ci occasionnent d’ailleurs quelques échanges savoureux qui m’ont fait pleurer de rire.


On ne pouvait envisager une seconde qu’une aventure aussi cocasse puisse mal se terminer : c'est ainsi que chacun des protagonistes accomplira sa destinée et finira par vivre selon la nature qu’il s’est choisie. Un happy end qui est le reflet ironique du rêve américain : chacun, s’il en maîtrise les codes et s’accommode des bassesses indispensables pour se fondre dans un système gouverné par le fric, peut rêver d’obtenir sa part de gâteau. Mais chacun peut aussi choisir de se retirer dans sa tanière, larguer les amarres d’une existence artificielle, vivre à l’unisson de l’harmonie du monde et envoyer se faire voir la foule des médiocres.

No_Hell
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le 7 mai 2017

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No_Hell

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