Dans la voiture qui conduit Anaïse, une européenne à la recherche de ses origines, jusqu’à Anse-à-Fôleur, village côtier d’Haïti dont le nom enjôleur rime avec bonheur, la jeune femme écoute le conducteur qui l’enveloppe dans un flot de paroles. Elle est venue à Haïti pour percer le mystère de la disparition de son grand-père, décédé vingt ans plus tôt dans l’incendie de sa maison, et pour trouver une histoire au père qu’elle n’a pas connu. Son père avait quitté ce village après le décès du grand-père, disparu dans cet incendie avec son voisin le colonel, deux hommes notoirement connus pour leur soif de pouvoir et d’argent, et leur cruauté de monstres prédateurs.
Thomas, le conducteur, avertit Anaïse qu’elle ne trouvera pas de réponse à ces questions, ou qu’elle sera amenée à changer de point de vue, comme l’enquêteur officiel, fonctionnaire honnête et détective hors pair, dépêché depuis la capitale après l’incendie pour trouver un coupable.
«L’enquêteur, il était arrivé avec des questions, un ordre de mission, et tout le savoir-faire nécessaire pour ramener des coupables. Il est reparti avec sa lettre de démission et un nom pour son bar : L’Anse-à-Fôleur.»
La route est longue, sept heures depuis Port-au-Prince, mais la parole semble être le trajet même, formant progressivement un portrait collectif des habitants d’Anse-à-Fôleur et de leur rapport au monde, où se dessine l’importance du bonheur, de partager avec les autres «une ration d’aube et de rosée».
En contrepoint à cette conception harmonieuse du monde, incarnée dans un petit territoire utopique se dessine, sans aucune pesanteur, la critique des inégalités de richesse, de l’arrogance des touristes attirés par le «marché de l’exotisme» et qui jugent des pays dont ils ne savent rien, la dénonciation de ceux qui fondent leur rapport au monde sur le pouvoir et la force de l’argent, avec, en sommet monstrueux et incarnations du mal radical, les portraits du grand-père et de son ami le colonel.
«Dans le lieudit d’Anse-à-Fôleur, quand la mort menace un adulte, on lui fait des blagues et on lui chante des chansons gaies, et il rit sans forcer. Et, homme ou femme, on lui offre la possibilité de faire l’amour avec une personne qu’il désirait depuis longtemps. C’est une loi que Justin a inscrite dans son code sous la rubrique « Cadeau de départ », le rire et le plaisir sexuel constituant peut-être les seuls états de grâce réservés aux humains. Dans le monde de ton grand-père, on meurt guindé, en costume sombre.»
Thomas le conducteur, parle tout au long de la route, miroir de la complexité des hommes car «on ne résume pas un humain», et car, comme le dit Anaïse quand à son tour elle parle enfin : «la parole sert parfois à trouver les mots, à les sortir de leur cachette afin qu’ils nous aident à nous révéler à nous-mêmes».
«Le visage humain est, dit-il, la plus petite unité de la beauté et de la laideur des espèces vivantes, le plus petit territoire sur lequel s’affrontent la beauté et la cruauté, la bêtise et l’intelligence.»
Paru en 2011 aux éditions Actes Sud, le septième roman en langue française de Lyonel Trouillot rêve d’un autre devenir pour l’île d’Haïti et compose un éloge magnifique du langage, dont l’utilisation (se taire ou pas), la poésie et l’infinie richesse peuvent contribuer à la contestation d’un pouvoir abusif, à la liberté et surtout au bonheur.
«On peut voir si les gens sont libres à leur sourire.»
Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2016/01/02/note-de-lecture-bis-la-belle-amour-humaine-lyonel-trouillot/
Nous aurons la très grande joie d’accueillir Lyonel Trouillot à la librairie Charybde à Paris le 12 janvier prochain, en soirée, pour la parution de son dernier roman, «Kannjawou» (Actes Sud, janvier 2016).
Pour acheter «La belle amour humaine» chez Charybde, c’est par là :
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