Miss Anna Estcourt est une jeune anglaise qui vit en parente pauvre chez son frère et sa riche belle-sœur. Elle a déjà vingt-cinq ans et un chagrin d'amour sur le cœur. Elle sent de plus qu'elle ne renoncera pas à son indépendance pour la domination d'un mari et elle ne croit plus vraiment en l'amour, chat échaudé craint l'eau froide.
C'est pourquoi, alors que son destin prend un virage à 180° quand son oncle allemand meurt en lui léguant une confortable rente et un domaine, décide-t-elle de quitter l'Angleterre pour s'installer sur le continent, malgré son allemand balbutiant. Elle découvre une autre culture, d'autres us, d'autres traditions et elle a une brusque révélation : il lui faut redonner tout son éclat au manoir qui est désormais sien pour y accueillir une douzaine de "dames de bonne famille ayant été éprouvées par la vie et n'ayant pas de foyer". Commence alors une aventure avant-gardiste qui est loin de faire l'unanimité dans son entourage. Régisseur, pasteur, domestiques, femme de charges, gentlemen-farmers du voisinage, et... les pensionnaires elles-mêmes !
Je ne connaissais pas l'œuvre d'Elizabeth von Arnim mais elle piquait ma curiosité depuis un moment, au même titre que toutes les femmes de lettres du XIXème siècle. La plume est belle, conforme à l'académisme de l'époque. La structure du roman n'est pas sans rappeler les sœurs Brontë ou encore Thomas Hardy. Mais, surtout, ce qui est remarquable avec "La bienfaitrice" publié en 1901 en feuilleton, c'est la modernité du sujet.
A cette époque - pas si lointaine -, une jeune femme de vingt-cinq ans sans fortune et qui n'est pas mariée est pour ainsi dire mise au banc de la société mondaine, et catégorisée parmi les vieilles filles. Or, l'auteure se propose de faire d'Anna une figure indépendante, qui agit avec décision et autonomie, recherchant la compagnie des femmes, non celle des hommes. Certes, pas dans un but charnel mais pour secourir celles qu'elle nomme ses "sœurs" car elle voit en elles la détresse à laquelle elle a échappé en héritant ; en les sauvant, c'est elle-même qu'elle sauve par procuration. De même, bien qu'elle soit dotée de beaucoup de dons dont la beauté, Anna Estcourt n'est pas une âme romantique qui s'amourache du premier venu. Par bien des aspects, elle m'a rappelée Bathsheba Everdene, l'inoubliable héroïne de "Loin de la foule déchaînée". J'ai vraiment aimé cette héroïne.
L'idée de créer une communauté laïque offrant refuge et asile à la façon phalanstère avec l'espoir de construire un cadre de vie harmonieux témoigne à mon sens d'une évolution des mentalités en cette Belle-Epoque charnière pour la condition des femmes. Alors, même si Elizabeth von Arnim n'était pas une suffragette, j'ai apprécié cet angle narratif, d'autant plus que le roman a été écrit alors que son mari et elle venaient de s'établir en Poméranie - où se déroule "La bienfaitrice" - au domaine familial. J'ai goûté cette note d'inspiration autobiographique dans le contexte.