Les souris ont des sourcils, les sourcils n'ont pas de souris

« L’absurde c’est en quelque sorte à l’intérieur de l’existence qu’on le place. Or, pour moi à l’intérieur de l’existence tout est logique, il n’y a pas d’absurde. C’est le fait d’exister qui est étonnant ».


La cantatrice chauve est une pièce de Ionesco souvent mal comprise par ses lecteurs et spectateurs. La première réaction observée est l’emportement face à une pièce dans laquelle il n’y a même pas de cantatrice chauve ! Scandaleux ! Et la deuxième est de considérer cette pièce comme une comédie.


Avant de parler du côté comique de cette pièce, parlons justement de cette fameuse cantatrice. Ce titre est venu du lapsus de l’acteur jouant le pompier lors des répétitions pour sa tirade du rhume. À la place d’une institutrice blonde, il dit une cantatrice chauve et c’est de ce lapsus que naît le titre de l’œuvre, une œuvre où le langage perd en sens au fur et mesure du récit, amenant à confondre une institutrice blonde avec une cantatrice chauve.


Cela nous permet de rebondir sur le deuxième point qui est la place du comique dans la pièce. En effet cette pièce est très drôle, c’est l’une des pièces les plus hilarantes que j’ai pu lire à ce jour, et pourtant ce n’est pas une comédie. C’est une tragédie du langage ou un anti-pièce comme Ionesco aimait à la nommer : « je pensais avoir écrit la tragédie de la langue et quel n’a pas été mon étonnement aux premières réactions des spectateurs qui ont éclaté de rire du début à la fin de la pièce ».
Les individus s’effacent à mesure que le langage devient absurde et une vérité générale devient elle-même un non-sens. Par exemple, dans la scène où l’on sonne, madame Smith vient ouvrir la porte à trois reprises et il n’y a personne. Elle en conclut donc que lorsque l’on sonne il n’y a jamais personne. C’est l’expérience qui nous le prouve et il est impossible de contredire ce dont on a la preuve. L’absurde n’est pas seulement utilisé pour provoquer l’hilarité chez le spectateur, il est employé pour le faire se questionner sur son propre rapport au réel, aux représentations et au langage. Ionesco déteste ce terme absurde et le rejette. Il préfère le terme insolite et le dit lui-même : « le comique de ma pièce, c’est de l’insolite pur. Rien ne me parait plus surprenant que le banal »


Le récit est ce qu’il y a de plus banal. Un couple anglais assis sur un fauteuil anglais qui reçoit des invités anglais près d’un feu anglais sous le son anglais d’une pendule anglaise qui sonne le dix-septième coup anglais. Ce décor banal décrit de cette manière est rendu insolite. La répétition n’est pas utilisée à des fins purement comiques ; elle vient, pour citer Bergson, de « l’imposition de la mécanique sur du vivant ». Comme c’est curieux, comme c’est bizarre, comme c’est étrange, quelle coïncidence de voir ici l’influence de Bergson dans cette pièce. Bergson qui, rappelons-le, a énormément travaillé sur le langage.


Enfin il y a un dernier point que j’ai souvent remarqué dans les critiques de cette pièce qui, à mon sens, a été mal interprétée. C’est le côté didactique. Beaucoup y voient une satire de la petite bourgeoisie anglaise. Pour l’auteur ce n’est absolument pas le cas. Ionesco est anti didactique, il déteste lorsqu’une œuvre inculque un message, une morale, une idée universelle dans la tête du spectateur. Il se moque d’ailleurs des fables de l’abreuvoir comme avec « le chien et le bœuf » qu’il revisite à la mode de Caen.


Avec La Cantatrice chauve, en parodiant la petite bourgeoisie sans prétendre à des vertus didactiques, Ionesco pratique ici un exercice de style très complexe. Ionesco ne souhaite donc pas critiquer la mentalité petite-bourgeoise. À aucun moment, la condition et les privilèges des bourgeois ne sont évoqués. Il utilise la bourgeoisie anglaise mais aurait très bien pu utiliser la bourgeoisie allemande, italienne ou même la classe ouvrière française ou espagnole…


La seule raison de ce choix de la bourgeoisie anglaise est de railler la Méthode Assimil qui prétend inculquer un apprentissage de l’anglais par des pléonasmes tels que « le plafond est en haut ». Dans La Cantatrice, la rationalité prend feu, les mots prennent feu, le langage prend feu, le feu prend feu, tout prend feu ! prend feu ! PREND FEU ! Pour renaître de ses cendres avec des personnages différents mais avec les mêmes dialogues, comme bloqués dans la boucle temporelle de l’absurdité.


À propos, et la cantatrice chauve ? Elle se coiffe toujours de la même façon.

Infinico
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le 10 oct. 2020

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