Il n'est pas toujours facile d'être à la hauteur de ses ambitions, surtout en littérature. Avec La Carte et le Territoire, Houellebecq est au moins à mi-hauteur.
Il faut reconnaître ce mérite à Houellebecq : celui d'avoir une vraie ambition pour ses œuvres et de ne pas totalement échouer à lui donner corps. Houellebecq sait divertir et donner à penser. Il le fait si bien (tellement mieux que d'autres) que le lecteur finit par considérer le livre qu'il a entre les mains comme un objet un peu moins consommable que les autres.
Plus ce livre ancre son récit dans la trivialité d'une époque (la notre) en y faisant graviter des personnages très particuliers (dont Houellebecq lui-même), plus sa dimension métaphysique semble légitime et efficace.
Houellebecq est semble-t-il comme son personnage principal (Jed Martin) : il veut par son œuvre « rendre compte du monde », voire un peu plus... Dans son essai sur Lovecraft, Houellebecq écrivait d'ailleurs : « A peu près n'importe quel romancier s'imagine qu'il est de son devoir de donner une image exhaustive de la vie » et de conclure que « la tache, évidemment, est humainement presque impossible et le résultat presque toujours décevant. Un sale métier » (apprécions les « presque »). On est finalement tenter de transposer le titre de la première exposition de Jed Martin, « la Carte est plus intéressante que le Territoire » en un slogan qui vaudrait pour toute l'œuvre de Houelbecq (et d'autres) : « la littérature est plus intéressante que la vie ».
La principale méthode pour atteindre cet objectif : Houellebecq entremêle ici des niveaux de narrations extrêmement différents qui casse la perspective habituelle : le romancier classique, croise l'historien-à-venir qui lui même croise le documentariste qui s'acoquine avec le romancier de gare. Cela lui permet par exemple d'historiciser l'action présente, c'est à dire de donner une portée pseudo-historique à des actes que leurs protagonistes eux-mêmes considèrent comme triviaux au moment présent.
Méthode secondaire (cette gradation n'engage que moi) : des nombreux jeux de miroirs qui densifient et qui distillent la réalité pour lui donner corps. Naturellement on pense au fait que Houellebecq se met lui-même en scène comme protagoniste, se raconte comme personnage, se livre peut-être un peu. On pense aussi au fait que l'auteur le plus dépressif du monde (ou pas loin) nous parle de la manière dont son héros- au moins aussi désenchanté que lui - voit la réalité. C'est un peu comme demander à un fou de nous parler de la folie de son compagnon de chambrée : on peut au moins s'attendre à un diagnostic original !
Bref, cette narration multiple et ces jeux de miroirs fonctionnent comme un alambique et finissent par nous donner un condensé d'existence ... que l'on peut être très tenter de considérer comme plus intéressant que l'existence elle-même. Comment en effet ne pas adhérer aux partis-pris de Houellebecq quand par son style celui-ci fait glisser ses idées comme autant d'évidences.
C'est d'ailleurs peut-être essentiellement ça le style : faire adhérer au propos au moins le temps de la lecture. Je peux donc dire que je suis assez sensible au style de Houellebecq et d'autant plus sensible que je me sens assez éloigner de sa vision de la vie et du monde.
Pour finir, si on peut aimer lire Houellebecq, il faut certainement se garder de vivre son existence comme il écrit ses romans au risque de se retrouver un jour assis sur ses toilettes à considérer que « le phénomène des toilettes suspendus est apparu en Occident au début des années 2000, et a connu son apogée commerciale vingt ans plus tard parce qu'ils répondaient à la fois aux besoins d'hygiène et de décoration d'intérieure "intim&utile". Ils avaient alors été soutenus par un argumentaire commercial efficace vantant son moindre impact sur la nature en termes de consommation d'eau... ». N'est pas Houellebecq qui veut : la littérature est peut être plus intéressante que la vie, mais encore faut il avoir un sacré talent littéraire. :-)