Une expérience de lecture inédite
Deux intrigues parallèles se mêlent dans ce texte que l’on pourrait qualifier de « thriller philosophique ».
La première introduit les personnages d’Héraclès Pontor et de Diagoras, tous deux habitants d’Athènes au IVème siècle avant J.C. Héraclès, chargé par Diagoras d’enquêter sur la mort d’un de ses élèves -que l’on dit dévoré par des loups-, est entraîné dans une affaire complexe. Guidé par la seule raison, cet enquêteur obèse, dont les observations rappellent parfois le célèbre Sherlock Holmes, accompagnera le philosophe Diagoras, ami de Platon, dans les recoins les plus sombres de la ville d’Athènes.
Dans la seconde intrigue, le traducteur contemporain de « La Caverne des Idées » décrit les avancées de son travail grâce à de courtes notes de bas de page, au fur et à mesure de ses découvertes. En effet, il remarque très tôt la présence de plus en plus large d’une eidesis.
Et c’est là que se situe toute l’originalité du texte de Somoza.
L’eidesis, explique ce personnage du Traducteur dont on ignore le nom, est une technique littéraire utilisée par les écrivains grecs (en réalité, bien sûr, inventée par Somoza), qui consiste à faire passer une idée dans un texte grâce à l’utilisation d’images fortes, de métaphores, de répétitions.
Cette idée, qui relève de l’obsession chez le lecteur qui la découvre (ou croit la découvrir), est décrite de cette manière par le Traducteur :
« Je me rappelle un traité astronomique d’Alcée de Quiridon où l’on répétait, sous toutes ses variantes, le mot « rouge » presque toujours accompagné de deux autres : « tête » et « femme ». Eh bien : je me suis mis à rêver d’une belle femme rousse … Son visage … j’ai même pu le voir … [...] J’ai fini par apprendre, par un autre texte qui m’est tombé par hasard entre les mains, qu’une ancienne maîtresse de l’auteur avait été condamnée à mort dans un jugement injuste : le pauvre homme avait dissimulé sous une eidesis l’image de sa décapitation. »
L’allégorie de la caverne de Platon, qui motive l’idée principale du texte, éclaire plus loin le principe de l’eidesis : « Platon affirmait que les idées existaient indépendamment de nos pensées. Il disait que c’était des entités réelles, et même beaucoup plus réelles que les êtres et les objets.«
Ainsi, il arrive souvent, dans le texte de Somoza, que ces idées transmises par l’eidesis aient un pouvoir physique sur la chose littéraire. On ne doit pas s’étonner, par exemple, de l’apparition soudaine de serpents aux pieds des personnages, qui ne les remarquent pas. Ou de la brutalité avec laquelle d’invisibles animaux forcent les portes de l’académie et font trembler les murs, sans inquiéter ces mêmes personnages.
Le traducteur le rappelle, toujours dans ces notes de bas de page qui interrompent le récit :
« Je m’empresse d’expliquer au lecteur ce qui se passe : l’eidesis a une vie propre, elle s’est transformée en l’image qu’elle représente, dans ce cas, un taureau furieux, et emboutit maintenant la porte du vestiaire dans lequel se déroule le dialogue. Mais l’on remarquera que l’activité de cette « bête » est exclusivement eidétique et les personnages ne peuvent donc la percevoir de la même façon qu’ils pourraient non plus percevoir, par exemple, les adjectifs qu’a employés l’auteur pour décrire le gymnase. Cela n’a rien de surnaturel : il s’agit simplement d’un procédé littéraire utilisé dans le seul but d’attirer l’attention sur l’image cachée dans ce chapitre -rappelons-nous les « serpents » de la fin du deuxième chapitre. J’implore donc le lecteur de ne pas être trop surpris si le dialogue entre Diagoras et ses disciples se poursuit comme si de rien n’était, indifférent aux puissants assauts auxquels la pièce est soumise.«
Il s’agit là, une fois encore, de la grande trouvaille de Somoza, qui livre dès les premières pages cette idée d’eidesis, et fait fonctionner le texte sur un double sens constant.
Si je regrette la fin abrupte et prévisible, bien en-deçà des promesses soulevées par le concept profond de l’oeuvre, je ne peux que souligner l’impressionnante maîtrise de la structure dont fait preuve Somoza. L’intrigue est ficelée comme un bon polar, et l’eidesis propose une lecture inédite d’un texte dont on se prend à imaginer qu’il est effectivement traduit du grec ancien. Le style de l’auteur (qui m’avait pourtant semblé bien peu porté sur les descriptions et les métaphores dans La Théorie des Cordes) sert admirablement le contexte antique. Les images sont toujours percutantes, et contribuent à renforcer l’immersion du lecteur dans une Grèce Antique parfaitement reconstituée.
La Caverne des Idées est sans aucun doute l’un des textes contemporains les plus exigeants que j’ai pu lire ces derniers temps. Une réflexion à la fois dense et divertissante sur le pouvoir de la littérature, à lire pour l’expérience …