La chouette aveugle, qu'on se le dise, est une oeuvre surréaliste. On évoquera volontiers l'univers fantastique - si proche parfois du surréalisme dans ses thématiques et son traitement car il n'est qu'une énième forme d'expression du subconscient - on l'évoquera volontiers donc, tant chaque parcelle du roman est imprégnée de son arôme enchanteur. Un fantastique doux cependant, suggestif plus que démonstratif. Du grand art millimétré, travail d'orfèvre un brin perfectionniste. Hedayat s'obstine courageusement, là où il eut été aisé de s'apesantir en surenchères diverses, à cultiver le trouble. Un pied fermement ancré dans le réalisme - quelle précision dans la mise en place du (des) contexte(s)! Quelle obsession du détail! - l'autre tâtonnant le sol meuble de l'inconnu, de l'inconscient à peine matérialisé. Par petites touches, subrepticement, l'irréel s'empare du réel, l'esprit cartésien dévie de sa trajectoire établie, le pragmatique trébuche.

Rêves d'opium.

Quel esprit que celui de l'Homme! Si fort et si fragile à la fois. Quels démons se sont donc emparés de l'âme de ce singulier conteur? Lui qui divague avec une telle raison. Lui qui ponctue chacunes de ses morbides errances de tant de calmes réflexions. Lui qui navigue sans cesse entre la vie et la mort.

Âme éternelle.

Surréaliste, affirmions-nous. À des lieues des stricts codes et coutumes historiques propres à la littérature persane, Sadegh Hedayat narre le surréalisme comme personne avant lui. Il romance cet art visuel. Il en exploite la substance, en expurge l'imagerie - elle n'a pas sa place ici - mais lui substitue le pouvoir de suggestion littéraire. Le non-dit, le possible et le probable, le pourquoi sans le comment sont les fondements narratifs de cet étrange récit. L'oeuvre reçut un accueil des plus agressifs lors de sa première parution - la chouette aveugle ne fut publiée, de façon confidentielle, qu'en Inde en premier lieu, le monde politique et littéraire persan étant particulièrement conservateur et hostile à la parution de tels écrits.

La garce.

Bien que puissamment influencé par l'approche occidentale de la création, Hedayat n'en oublie jamais ses origines persanes. Et cette langue si différente, et ce phrasé si spécifique, de barrières potentielles se métamorphosent en redoutables outils littéraires. Le persan multiplie les répétitions à outrance, n'hésite pas à rééditer au mot près une phrase entière. Ha quelle lourdeur potentielle! Ha quel calvaire. Que nenni. Ici, la spécificité devient un vecteur absolu de trouble et de réflexion, une arme d'égarement du surréalisme. Les thèmes chers au mouvement - le rêve et son analyse quasi-freudienne, la multiplicité des consciences - sont déclinés sous leur forme la plus ésotérique, grimés mais indubitablement reconnaissables. Le texte poursuit le subconscient, tente sa projection, en gribouille l'instantané.

Un rire sec et horrible, un rire à vous faire dresser les cheveux sur la tête.

Oeuvre sombre et morose, perturbante mais terriblement cohérente, la chouette aveugle est une rareté de grande valeur. Elle est le reflet déformé d'un esprit malade, trop grand pour sa carcasse mortelle, un révolutionnaire désengagé de l'humanité, suivant la route parallèle des esprits libres pour qui tout est permis.

Un trognon de concombre, tout à la fois amer et doux.
-IgoR-
9
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le 11 janv. 2015

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-IgoR-

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