Happée par l'attrait de la nouveauté, j'en oublierais presque mes classiques…
Et pourtant… Je viens de me reprendre une claque, une belle claque même, à la relecture de ce texte complètement fascinant de Camus. Vous ne l'avez jamais lu ? Ah, très bien. Est-ce de la philo ? Oui et non, allez, considérez-le plutôt comme un « thriller » qui risque de vous piéger... à jamais. (J'adore les effets 4e de couv'!)
Imaginez…
Vous êtes à Amsterdam dans un bar, vous aimeriez commander une boisson mais vous ne parlez pas néerlandais. Dommage pour vous. Un petit verre d'alcool vous aurait fait du bien. Vous avez eu froid en longeant les canaux sous ce ciel gris. Par chance, un inconnu vous adresse la parole : il est français, il va vous servir d'interprète et commander à votre place le petit alcool dont vous rêviez. Évidemment, comme il vous a rendu un service non négligeable, vous allez devoir l'écouter. Il est bavard, vous vous en rendez compte très vite. C'est un ancien avocat. Il cause bien, il est cultivé. Il connaît la peinture et maîtrise l'imparfait du subjonctif. Finalement, la conversation que vous pensiez devoir subir se révèle être délicieuse. D'autant que l'alcool commence à faire son effet et que vous vous sentez détendu...
Au fait, il s'appelle Jean-Baptiste Clamence.
Il a ce côté un peu mystérieux que vous aimez tant chez les gens et vous serez content de le retrouver demain. On se sent toujours soulagé de rencontrer un compatriote quand on est à l'étranger. C'est tellement plus facile pour échanger…
Vous n'avez pas toujours compris tout ce qu'il sous-entendait mais comme vous êtes poli et assez réservé, vous n'avez pas voulu poser trop de questions, mais quand même : pourquoi a-t-il juré de ne plus passer sur un pont la nuit ? C'est étrange, non, comme déclaration ! De quoi a-t-il peur ? Pour quelle raison ce rire qu'il a entendu un soir tandis qu'il franchissait tranquillement le Pont des Arts l'a-t-il plongé dans une telle souffrance ? A-t-il quelque chose à se reprocher, un poids qui pèserait lourd sur sa conscience ? Et puis, au fond, pourquoi se confie-t-il comme cela à vous, vous qu'il ne connaît ni d'Eve ni d'Adam ?
Vous l'écoutez en toute confiance : il semble honnête et droit. Il vous ressemble sur certains points. C'est toujours plaisant de rencontrer quelqu'un dont on se sent proche… Méfiez-vous quand même… La toile qu'il tisse autour de vous est encore invisible, ses fils ne vous gênent pas aux entournures mais sachez-le, ça ne va pas durer.
Sauvez-vous !
Ne vous fiez pas aux apparences… Jean-Baptiste Clamence vous conduira en enfer avant même que vous ayez le temps de réagir...
Pris au piège… au piège de la culpabilité...
Ah, vous voyez, quand je vous dis qu'on le tient, notre thriller ! Allez, trêve de plaisanterie ! On est en 1956, quatre ans avant sa mort : Camus, mal à l'aise avec les idéologies, émet un doute quant aux systèmes qui ne respectent pas les droits de l'homme. Les intellectuels de gauche, touchés dans leur marxisme, le mettent en quarantaine. « L'enfer est ici à vivre » écrit Camus en septembre 52. Il se sent jugé, lui qu'on surnomme « le saint laïque », l'homme vertueux. Il est étiqueté.
Par ailleurs, les années 55/56 voient un homme déchiré par les débuts de la guerre d'Algérie : si Camus, devenu un intellectuel parisien, souhaite l'indépendance de l'Algérie, il se sent trahir les siens qui sont restés vivre là-bas.
C'est donc un homme meurtri qui écrit La Chute et si Clamence n'est pas Camus, il lui ressemble fort.
Clamence s'est exilé, comme Camus. Il a choisi un lieu où le paysage lui rappellerait constamment sa culpabilité : loin des terres lumineuses, la brume épaisse et « les eaux pourries » semblent noyer les êtres tandis que les cercles concentriques des canaux ne manquent pas de rappeler l'enfer de Dante. Clamence est en pénitence. Il a fauté. Je vous laisse découvrir quelles sont les fautes qui le hantent mais sachez que ce qu'il a compris, c'est que nous sommes tous coupables. Il n'y a pas d'innocents. Coupable ? Qui moi ? Oui, vous ! Mais de quoi ? De vous croire juste « quelqu'un de bien » comme le dit la petite chanson. Comme on se sent bien quand on se croit bon ! Clamence a compris que s'il aidait les aveugles à traverser, s'il défendait les pauvres gens, s'il cédait sa place dans le métro, ce n'était pas pour eux mais pour LUI. Que faisons-nous juste pour les autres ? Rien. Ou pas grand-chose. Quand se sacrifie-t-on véritablement ? Jamais. Si, pour ses gosses, donc pour soi. On ne fait que pour SOI, pour se donner bonne conscience, pour l'image que l'on veut donner. Vous voyez, on n'en sort pas. Donc nous sommes coupables. Voilà ce que clame Clamence. « La modestie m'aidait à briller, l'humilité à vaincre et la vertu à opprimer. » Je vous ressers un verre ? Il est des vérités difficiles à avaler…
Et tandis que vous écoutez bien gentiment ce comédien qui connaît parfaitement son rôle, sachez qu'il est en train d'accomplir son plus grand crime (on appelle ça une parole performative car elle dit et fait en même temps) : vous tendre un miroir, vous faire douter (chuter!) en vous faisant prendre conscience qu'appartenant à l'humaine condition, vous n'échappez pas à cette volonté de domination, de pouvoir, à la « vocation des sommets ». Quel sens ont des mots comme amour ou amitié à ce compte-là ? « L'homme est ainsi, cher monsieur, il a deux faces : il ne peut pas aimer sans s'aimer. »
Vous êtes tombé dans le piège de sa « confession calculée » : je tombe et vous entraîne dans ma chute. Oh, pardon, je vous ai fait mal, un petit croc-en-jambe, ce n'est rien, vous allez vous relever... L'araignée vous a traîné au centre de sa toile. Vous n'êtes pas sa première victime, vous ne serez pas la dernière. Clamence est un juge-pénitent : raconter inlassablement ses fautes, ressasser toujours et encore, lui permet de les expier et en même temps, il fait comprendre à tous ceux qu'il rencontre -vous, moi, les autres- qu'on est COMME LUI. « Il faut donc commencer par étendre la condamnation à tous, sans discrimination, afin de la délayer déjà. » Et puis, une fois qu'on s'est accusé, on peut s'offrir les autres : « il fallait s'accabler soi-même pour avoir le droit de juger les autres. »
Vous l'avez bien écouté ? Les nuits sont longues dans le nord et « la chute se produit à l'aube. » Vous repartez la conscience lourde. De son côté, il lui reste à retourner au bar où avec un peu de chance, il aura encore le temps d'en harponner un autre.
Bon, finalement, la relecture des classiques, ça plombe un peu l'ambiance… Avec la flotte qui tombe depuis six mois et les vacances qui n'arrivent pas…
Tiens, un petit tour à Amsterdam, ça vous dirait ?
LIREAULIT http://lireaulit.blogspot.fr/