Steve Jackson livre avec cette Citadelle du Chaos son premier livre-jeu en solo. Tout lecteur normalement constitué frémira d'horreur au souvenir du Labyrinthe de Zagor, mais ce bouquin témoigne en fait d'un progrès sur bon nombre de plans.
Pour commencer, les règles s'enrichissent d'un système de magie très simple : le héros dispose d'un certain nombre de formules magiques à choisir parmi une liste de 12. Celles qui permettent de regagner des points dans ses compétences peuvent être lancées quand bon lui semble, alors que les autres sont réservées aux situations où le texte l'y autorise. On devine là une ébauche des règles de magie bien plus développées de la série Sorcellerie!, y compris dans les conséquences parfois imprévisibles que peuvent avoir les sorts que l'on jette : un ajout bienvenu, qui offre des possibilités de jeu accrues.
Le livre ébauche également un univers plus substantiel et personnel que ne le laissaient entrevoir les souterrains de la Montagne de Feu. Cette fois-ci, le héros possède un semblant d'histoire et, surtout, une véritable raison pour partir à l'aventure : c'est un apprenti magicien (d'où les sorts à sa disposition), chargé de s'infiltrer dans la Citadelle éponyme pour éliminer le terrible sorcier Balthus, qui projette d'envahir la paisible Vallée des Saules à la tête de ses armées du Chaos. Certes, le scénario à base de grand méchant qui menace de conquérir le monde à l'aide de ses armées ou du premier MacGuffin venu n'a rien de prodigieusement original et constituera la trame d'au moins deux tiers des Défis Fantastiques ultérieurs, mais c'est tout de même mieux que le néant scénaristique de l'opus précédent. Jouer les agents infiltrés permet également des interactions plus intéressantes avec les habitants de la Citadelle que le choix binaire attaquer-s'enfuir qui devenait assez répétitif à la longue dans le tome précédent.
Du côté du bestiaire, justement, on assiste ici à l'arrivée des premiers monstres vraiment originaux de la série. Jackson ne nous fait d'ailleurs pas attendre et nous offre dès le paragraphe 1 les délicieusement absurdes Chien-Singe et Singe-Chien : le premier est un gorille à tête de chien, alors que le second est un chien à tête de gorille (ou l'inverse ?). Par la suite, on croisera bien des Gobelins et des Nains, mais la faune locale est bien plus bigarrée et mémorable que celle de la Montagne, avec un Homme-Rhino, une araignée à visage humain, un homme-lézard bicéphale, des pièces de monnaie humanoïdes qui jouent à pile ou face avec un être humain (sic) et j'en passe.
Ce n'est pas pour autant que les défauts de l'opus précédents sont tous résolus. En particulier, on sent encore que Jackson n'est pas très à l'aise dans son écriture. Quelques scènes parviennent à faire naître l'ambiance oppressante qui sied au QG d'un grand méchant, bien supplées par les illustrations d'un Russ Nicholson toujours efficace et qui se lâche un peu plus (les décors aux murs entièrement nus ont presque complètement disparu cette fois-ci !), mais les tentatives d'humour tombent souvent à plat, tandis que certains passages au laconisme prononcé vous rappelleront les bons moments passés à tourner en rond dans les couloirs vides du Labyrinthe de Zagor. La géographie d'ensemble est moins incompréhensible, mais dessiner un plan reste délicat et je soupçonne Steve d'être souvent vague à dessein dans ses indications afin de raccrocher discrètement des endroits très éloignés l'un de l'autre en théorie.
La difficulté reste quant à elle très relevée : le début du livre offre une belle variété de chemins, mais la plupart vous conduiront tôt ou tard à une mort certaine, faute d'avoir ramassé les objets adéquats. Vous allez mourir plus d'une fois devant les Ganjees avant de trouver l'objet qui vous permettra de les passer, et après ça, vous allez mourir plus d'une fois devant l'Hydre avant de trouver l'objet qui vous permettra de la passer (mais recommencer le livre tient beaucoup moins de la corvée que le Sorcier). C'est un peu décevant qu'après ça, Balthus lui-même puisse être facilement vaincu simplement grâce à une formule magique et un choix précis, même si j'approuve toujours autant le fait qu'on dispose d'une batterie de stratégies disponibles face au boss final (ça semble une évidence, mais pas mal de bouquins ultérieurs n'auront même pas la délicatesse élémentaire d'offrir plein de choix dans le combat final pour le rendre un minimum plus intéressant que le premier Gobelin venu).
Autant parler de « classique » pour le Sorcier me semble un peu usurpé, autant c'est un terme que je n'ai aucun problème à accoler à ce bouquin-ci. C'est une bonne petite aventure qui essaie de faire des trucs (avec les règles, le bestiaire) et j'aime ça, même si le résultat final n'est pas parfait.