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S’inspirant du véritable Vijayanagar, dernier grand royaume hindou, qui, de sa fondation au XIVe siècle jusqu’à sa disparition quelque deux cent trente ans plus tard, s’efforça de résister à l’expansion musulmane dans tout le sud du sous-continent indien, Salman Rushdie feint de nous présenter la toute première traduction, par ses soins et « dans une langue simplifiée », d’un chef-d’œuvre fictif, intitulé le Jayaparajaya – « Victoire et Défaite » en sanskrit –, récemment retrouvé dans une vieille jarre et qui, avec ses vingt-quatre mille vers, pourrait se comparer au Mahabharata et au Ramayana, les deux grands poèmes épiques de l’Inde, fondateurs de l’hindouisme.


Au XIVe siècle dans le sud de l’Inde donc, Pampa Kampana, une fillette de neuf ans, se retrouve seule survivante de son village, les hommes ayant été tués à la guerre et les femmes dans les bûchers allumés selon la tradition du sacrifice des veuves. Une déesse intervient alors et la dote de pouvoirs magiques : elle vivra deux siècles et demi, le temps pour elle de fonder et de gouverner, jusqu’à son effondrement, la ville de Bisnaga, capitale d’un empire où, pour une fois, les femmes seront les égales des hommes. Ainsi commence une épopée dont les périodes et les vicissitudes s’enchaîneront au gré d’une temporalité narrative choisissant de s’attarder ou d’accélérer à volonté.


Sous le règne de Pampa Kampana, la ville de Bisnaga, menant la guerre pour s’assurer la paix, devient l’invincible et prospère capitale d’un empire où les femmes sont libres de leur sexualité et exercent des tâches jusqu’ici dévolues aux hommes. Mais une Protestation prenant le forme d’une secte finit par se former et contester le pouvoir en place. Cette reine qui a fondé son royaume sur la force des mots, « chuchotés » à l’oreille de ses sujets, découvre, comme tout créateur, « y compris Dieu », qu’« une fois que vous avez créé vos personnages, vous êtes lié par leurs choix. Vous ne pouvez plus les refaire en fonction de vos désirs. Ils sont ce qu’ils sont et ils feront ce qu’ils voudront. Cela s’appelle le “libre arbitre”. » Au pouvoir de la magie succède donc celui de la religion, des intégrismes et des fanatismes. « Les idées qu’elle avait implantées n’avaient pas pris racine ou alors ces racines n’allaient pas assez profond et se laissaient facilement arracher. » A leur place, « avait [été] créé un nous qui n’était pas eux, un nous qui (...) soutenait en secret l’intrusion de la religion dans tous les recoins de la vie politique aussi bien que spirituelle. » « Leur sentiment religieux [étant] pesant, simplet et banal, les considérations mystiques les plus élevées leur échappaient complètement et la religion devint pour eux un simple outil destiné à maintenir l’ordre social. » Un ordre ne tenant bientôt plus qu’au rapport de forces entre factions et partisans, au rythme des conspirations, des coups d’état et des assassinats. Y-a-t-il seulement une issue à la folie des hommes ?

Flamboyante pseudo-légende subtilement teintée d’humour, le récit laisse d’autant mieux deviner sa portée métaphorique que l’on connaît les combats de l’auteur contre le sectarisme et l’obscurantisme. Ce dernier livre, tout juste achevé avant l’attaque islamiste au couteau qui, en 2022, après trente-trois ans d’une fatwa exigeant la mise à mort de l’écrivain, a bien failli lui coûter la vie, est une nouvelle croisade, pour la place des femmes, en Inde en particulier mais pas seulement, et aussi, plus que jamais, pour la création littéraire et la liberté d’expression. Dans une réalité irrémédiablement vouée au crime et à l’injustice, aux guerres et aux complots, à la torture et à l’oppression, ne reste, en ultime protestation et pour porter la vision d’un monde meilleur, que le seul poids des mots sur le papier. « Les mots sont les seuls vainqueurs », conclut Salman Rushdie. Lui-même en paye le prix fort avec les séquelles de l’attentat à son encontre. Les lire et les colporter sont le moins que l’on puisse faire.


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Cannetille
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le 24 oct. 2023

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