Un ami disait tout à l'heure, à propos de ce livre dont je terminais la lecture et que je lui résumais, que c'était le genre de bouquins pour enfants bourgeois que les gens comme moi (= les profs et autres gens au capital culturel type bac +5) donnaient à lire à leurs enfants en CM1. Ma foi, puis-je lui donner tort ? C'est tout à fait exact, puisque c'est un livre qui promeut ce à quoi j'ai dédié ma vie (puisque je suis prof de lettres) : la littérature. Je l'ai lu quand j'étais ado, ce livre ; alors je n'étais pas en CM1, j'étais un peu plus vieille que ça quand il est sorti, mais je me souviens très bien de la manière dont je choisissais mes lectures à cette époque : ma mère (prof, tiens donc) m'emmenait régulièrement à la librairie, et, adepte d'heroic fantasy, je cherchais sur le présentoir de littérature pour ado les livres aux couvertures les plus accrocheuses, tout en lisant avec attention la quatrième de couverture (et je faisais la même chose à la bibliothèque, que je fréquentais avec exactitude) ; et, exigeante déjà, je ne m'aventurais que dans ce qui ne me semblait pas trop niais, pas trop girly, pas trop facile. Je ne me souviens pas précisément de l'achat de ce livre-ci - peut-être même me l'a-t-on offert ? Mais la couverture brillante, le dragon érudit au cou garni d'une fraise (j'adore les fraises, j'espère être toujours en vie quand ça reviendra à la mode) et tenant un livre entre ses pattes, l'épaisseur prometteuse de ce gros bouquin, le thème rassurant (peut-être annonçant un poil de propagande facile mais digne de moi) : tout annonçait un livre à ma mesure. J'étais le public cible.


Malheureusement, et étrangement, je n'ai conservé quasiment aucun souvenir de ma lecture. Je me souviens l'avoir appréciée. Je me souviens aussi avoir vendu le livre, un jour, lors d'un vide-grenier où j'avais vendu énormément de mes livres adolescents, à une époque où je me mesurais désormais à la "vraie" littérature en format poche, et non plus à des énormes volumes aux couvertures brillantes. Récemment, ce roman s'est rappelé à ma mémoire et j'ai cherché à l'acquérir, en pensant (non pas à mes éventuels futurs enfants, mais) à mes élèves, me disant que pour des collégien.ne.s que j'aurais peut-être, cela pourrait servir (et peut-être avantageusement remplacer, comme livre de propagande littéraire, la médiocre Bibliothécaire de Gudule (et c'est le moment où je me mets tou.te.s mes collègues à dos, déso pas déso)). Le bouquin est devenu plutôt introuvable, ce qui est franchement triste, pour un si bon et beau livre. J'avais donc un peu laissé tomber. Et là, c'est beau comme une trouvaille inattendue dans les catacombes de Bouquinbourg, le miracle : je l'ai trouvé pour 2€ à la ressourcerie qui est (littéralement) en bas de chez moi. Ni une ni deux, je l'achète ; ni une ni deux, confinement, gros pavé, go.


J'en viens, après cette interminable introduction, à mon propos, après cette courte autre digression : quand j'ai envie de me rafraîchir le cerveau et de retrouver la saveur du livre, et le plaisir originel de l'immersion dans la lecture, je cherche une valeur sûre qui me change d'oeuvres que je peux adorer mais qui peuvent être difficiles à lire dans le métro le matin à 7h (dernière épreuve en date : Le Poète assassiné d'Apollinaire, que je n'ai pas tellement aimé d'ailleurs) ; je cherche un truc qui m'embarque, pas forcément en littérature jeunesse, mais une bonne brique qui suit un personnage charismatique, comme La Vie de Marianne de Marivaux, ou Le Rouge et le Noir de Stendhal (chacun.e ses évasions). La Cité des livres qui rêvent est une oeuvre de cette envergure : à la fois divertissante et intelligente.


Car est-ce seulement un roman jeunesse ? Un livre facile qui répand la bonne parole en promouvant la lecture et l'amour des livres, ces objets de papier qui recèlent tant de merveilles ? Pas du tout. D'ailleurs, si je devais qualifier ce livre, je dirais qu'il s'agit d'un bon gros roman d'apprentissage archi-classique dans sa composition (mais certes, c'est aussi valable pour nombre de romans jeunesse) : un jeune héros un peu naïf, animé des meilleures intentions, qui va subir toutes sortes de bévues et d'épreuves qui vont le mener à une élévation morale, à un accomplissement, qui nous permettra de le laisser là, sûr.e.s qu'il vivra sa meilleure vie après le récit que nous avons terminé. La métaphore de l'Orm et le pitch de l'oeuvre sont d'ailleurs tout à fait convenus : c'est l'histoire d'un jeune artiste en devenir qui cherche la mystérieuse inspiration poétique, maintes fois théorisée dans l'histoire de la littérature (c'est dans le roman l'Orm, un nom qui annonce une substance intangible et mythique), et l'épreuve de la page blanche est incarnée sous la forme des monstres qu'il va rencontrer. D'ailleurs, Walter Moers lui-même le reconnaît en le faisant dire à son héros, Hildegunst Taillemythes : le manuscrit fabuleux, parfait, qu'il trouve, brode autour de ce thème archi-classique de la page blanche. En gros, un écrivain en puissance qui n'arrive pas à écrire apprend à devenir écrivain en faisant tout pour retrouver un écrivain accomplit qui évoque ses difficultés à écrire. Mise en abyme. Intelligence. C'est très bon. Il y a une filiation très précise avec la tradition littéraire dans ce roman, qui est simplement décalée dans un espace merveilleux.


Et cette tradition littéraire est partout, en filigrane, dans La Cité des livres qui rêvent : ainsi, il y a un jeu très fin et subtil, qui crée une connivence avec un lectorat éclairé (c'est-à-dire : adulte, car un.e enfant ne peut absolument pas saisir cela, et encore une fois cela fait de cette oeuvre quelque chose de plus qu'un simple roman jeunesse), d'anagrammes. Hildegunst, notre jeune dragon, évoque à de nombreuses reprises au fil de ses pérégrinations les grands noms de la littérature zamonienne (le continent fictif qu'il habite), et j'en ai noté quelques-uns au fil de ma lecture. Sachant que 1) je ne sais pas dans quelle mesure c'est un choix de traduction, mais j'imagine que cela fonctionne selon le même principe en version originale et 2) probablement qu'un certain nombre m'ont échappé (d'autant plus que je ne suis pas une spécialiste de la littérature allemande et qu'on peut supposer à bon droit qu'il y a beaucoup de noms allemands dans le lot).
- Ugor Vochti : Victor Hugo
- Balono de Zacher : Honoré de Balzac
- Ojahnn Golgo Fontheweg : Johann Wolfgang Goethe
- Ali Aria Ekmirrner : Rainer Maria Rilke
- Orca de Wils : Oscar Wilde
Ce roman est donc un véritable hommage à la littérature, qui peut s'interpréter à plusieurs niveaux, et qui fait de la lecture un jeu de symboles très intéressant à déchiffrer. Après tout, le récit repose sur ce postulat, fantasmatique pour tout.e amateur.trice de littérature : la recherche du livre parfait, de l'oeuvre objectivement et unanimement à célébrer comme un chef-d'oeuvre, dont personne ne pourra dire "Je n'aime pas".


Roman exigeant donc, pas seulement dans son fond, mais aussi dans sa forme : car, bordel, les traducteur.trice ont fait un magnifique travail, que c'est bien écrit. C'est évidemment une écriture assez simple et fluide, mais qui ne renonce pas à l'exigence, et qui, en inventant parfois des mots, propose une intéressante réflexion sur les pouvoirs du langage.


On peut mentionner enfin ce rafraîchissant détournement qu'opère Walter Moers par rapport à la littérature "traditionnelle" d'heroic fantasy : dans La Cité des livres qui rêvent, les dragons ne sont pas des créatures ailées dangereuses qui crachent du feu, mais le paisible peuple, par essence, de la littérature et de la poésie, dont les ailes sont des reliquats d'une époque ancienne (comme nos doigts de pied sont des vestiges de temps où nous grimpions aux arbres) ; les êtres humains existent mais sont en retrait, lointainement évoqués, ce qui est franchement agréable ; les monstres peuvent être là où on l'attend le moins, et on pourra apprécier le travail de création de monstres qui a été celui de l'auteur.


Alors, ce n'est pas un livre tout à fait exempt de défauts ; et le périple de notre jeune dragon pataud dans les catacombes de Bouquinbourg ressemble parfois un peu trop à une énumération gratuite d'épreuves dont il se sort grâce une chance incroyable, occasion pour l'auteur de démontrer sa fourmillante imagination et de proposer un bestiaire complet et terrifiant de la Zamonie. Cependant, tout fait sens, et Walter Moers parvient à donner à son récit une cohérence vraiment satisfaisante, malgré quelques ficelles que l'on ne saurait reprocher sans mauvaise foi à un auteur jeunesse : on finit par retomber sur nos pattes, malgré quelques moments de creux qui se surmontent avec une certaine facilité si l'on dévore le livre en trois jours comme je l'ai fait (évasion, plaisir de lecture, tout ça, salutaire en ces temps sombres). Pour finir, ce roman est une pure ode à la littérature, qui se décline sur tous les plans possibles - une ville consacrée aux livres (ô, doux fantasme...), des livres qui existent sous toutes les formes imaginables, des peuples dont la raison de vivre est la littérature et qui peuvent même s'en nourrir (au sens propre), des couloirs interminables de livres, la recherche de l'écrivain.e ultime et du livre parfait... On en viendrait presque à culpabiliser de n'être pas aussi passionné.e de littérature qu'Hildegunst !


En bref, si vous parvenez à mettre la main sur ce roman aussi difficile à acquérir qu'un livre de la Liste d'or (les vrai.e.s savent) : foncez. Je me demande même si ce livre ne pourrait pas être exploitable avec mes lycéen.ne.s, tiens...


Edit : J'ai complètement oublié d'aborder un point important : les illustrations. Je tenais à souligner le talent de l'auteur, qui non content d'écrire, dessine, et vraiment très bien ; avec quelques portraits pour les personnages les plus importants, des double-pages livresques de toute beauté, et surtout, au détour des pages mais de manière mesurée, par touches, des gros plans sur certains détails. C'est l'art de dévoiler un peu, mais pas trop, de fournir au lectorat des coups de pouce à l'imagination, mais pas plus (on est loin du roman graphique ou autre). J'aime beaucoup ce parti pris et je voulais le saluer. Un vrai plaisir.

Eggdoll
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le 2 mai 2020

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Eggdoll

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