Trouvé par hasard dans une boîte à livre ce bref essai (150 pages environ) de Bruno Patino s'inscrit dans l'air du temps nouveau ouvert par le Brexit et l'élection de Donald Trump supposées dues notamment à d'habiles campagnes de désinformation et de semi vérités sur les réseaux sociaux : le numérique n'aurait pas tenu ses promesses d'augmentation de l'intelligence mais nous rendrait tous collectivement extrémistes, decérébrés, complotistes et last but not least, accros. D'ailleurs un des fondateurs, Tim Berners-Lee accablé de cette trahison combat le numérique tandis que les fondateurs de ces services en protègent leurs enfants. Et c'est un ancien des réseaux et du Web qui vous le dit, il a vu de près les arcanes de...
Bon d'accord. Je me moque un peu facilement mais les héros repentis qui viennent poser contre un système qu'ils auraient contribué à ériger suscitent souvent chez moi un sourcillement dubitatif. Surtout quand ils prétendent combattre le complotisme en prétendant s'insérer au cœur d'un système, au nom d'ideaux trahis et aux côtés de fondateurs en quête de rédemption. Stylistiquement et dans la méthode d'argumentation, c'est un signal d'alerte.
Alors Patino, lanceur d'alerte ou charlatan alerte ?
La civilisation du poisson rouge s'ouvre sur une comparaison de l'attention de l'être humain qui serait devenue aujourd'hui proche de celle du Poisson rouge: un temps d'attention de 8 secondes pour le second et 9 pour le premier. Pourquoi ?
Les écrans, les téléphones mobiles, les capteurs d'attention nous rendraient accroc en permanence, mais sans qu'on puisse jamais se concentrer sur quelque chose et qu'on zappe sans cesse. L'idée est simple: l'économie de l'attention, destinée à capter notre attention en permanence et à collecter nos données est devenue l'horizon des grandes plateformes du numérique, reniant les principes originels du Web et charriant un flot d'externalites négatives négligées par les GAFAM.
En premier lieu, une part disproportionnée des écrans dans nos vies, qui serait désormais dans nos nuits, se substituerait à nos relations humaines, nous transformerait en nous conduisant à nous auto asservir à coup de likes, d'alertes répétées, de nouveauté choquante et de messages viraux, étudiés pour monopoliser notre attention et présentant d'énormes risques pour les enfants, vulnérables.
Pourquoi pas, en soi, mais l'idée se discute: d'abord sur l'auto asservissement. De manière typique les emplois de bureaux ou les études par exemple sont devenus inconcevables sans le numérique et beaucoup de services publics voire privés ne sont rendus plus qu'en ligne, avec de brèves échéances parfois. L'auto asservissement pour être volontaire n'est pas que le fruit d'une psyché habilement manipulée : il est vivement encouragé, non pas par des plate-formes perverses mais par la société dans son ensemble.
Ce point constitue pour moi un exemple des grands ratés de cet essai: l'absence de réflexion sur le terreau fertile qu'a rencontré le numérique pour développer ses effets, parfois pervers, parfois melioratifs.
Sur la volonté d'être alerté ou liké même histoire: il y a un terrain propice à la chose. Le culte du moi contemporain passait par la télévision, le star system, l'écoute des grandes ondes, ou un solide réseau d'amitiés. Désormais tout le monde peut s'y adonner à peu de frais. Le numérique de ce point de vue amplifie un phénomène. Il ne surgit pas du néant.
Enfin il ne faudrait pas négliger les profondes évolutions des objets connectés sur un plan technique qui expliquent cette addiction.
Parce qu'au fond qu'est ce qu'un smartphone ? Un téléphone, un ordinateur, une télévision, une boîte aux lettres, un journal, une console, un appareil photo, un livre, une radio, un service de livraison, une carte routière, le tout connecté au monde entier. Bref, il y a des facteurs objectifs qui justifient, sans aucun complot, une durée longue de temps devant un smartphone qui cumule ce qui avant relevait de mécaniques séparées. Ici nul complot ou négligence coupable.
En second lieu et plus intéressant, mais mieux creusé dans le livre de Gérald Bronner sur la Démocratie des crédules est le thème des biais de confirmation, des bulles cognitives et de la radicalisation que provoquerait la civilisation du poisson rouge sur laquelle Patino s'attarde.
Mais ça reste superficiel: s'il aborde des thèmes variés comme l'économie du doute- l'utilisation de fausses informations vraisemblables pour noyer la vérité- le remplacement du raisonnement par les croyances ou l'impact du numérique sur la production de l'information venu aggraver les tares déjà présentes dans les médias de recherche de l'audimat par la multiplication du sensationnel- décuplé par le numérique pour retenir notre attention- Patino s'en tient à quelques paragraphes qui mériteraient d'être approfondis, ne semblant que reprendre sans véritable plus value la dénonciation de ces phénomènes.
Après un tacle contre les transhumanistes un peu gratuit alimenté par un article de Henry Kissinger, Patino propose en fin d'ouvrage quelques pistes pour sortir de cette situation, quatre combats dont le développement d'une offre numérique ne répondant pas aux fonctionnement de l'économie de l'attention et quatre ordonnances dont des préservations de temps et lieux sans écrans et de messages d'utilisation pour proposer des pauses ou aider à s'autolimiter. Pourquoi pas pour la discussion.
Au final la civilisation du poisson rouge est surtout un essai au titre choc pour une réflexion intéressante mais déjà en vogue en général et souvent convenue, avec un auteur qui se rêve chevalier blanc là où il apparait plutôt comme un Sanco Pança désabusé du Web.