Quand j’étais étudiant, un professeur nous disait que pour chaque auteur, il existe une notion telle que traiter cette notion à fond dans l’œuvre de cet auteur, c’était finir par traiter toute l’œuvre ; ainsi, les animaux chez Michel Tournier. (On pourrait probablement ajouter le sang chez Corneille, le vers chez La Fontaine, l’humiliation chez Dostoïevski, le vide chez Houellebecq, etc.) Chez Carrère, la vérité ferait un très bon thème.
Un mot tout de même sur l’intrigue. Le jeune Nicolas – je n’ai pas osé écrire petit mais la référence au héros de Sempé est voulue par l’auteur – part en classe de neige avec ses camarades. Mais d’entrée, rien ne se passe comme prévu. Bien que cela puisse servir de point de départ à des centaines de récits, de la comédie teenage au drame familial en passant par le film d’horreur, il est difficile d’en dire plus, non pas en raison de la chute à ne pas dévoiler, mais parce que commencer à rentrer dans les détails amènerait à faire un résumé plus long que la critique. Et l’intérêt du texte tient avant tout au traitement qu’Emmanuel Carrère fait subir à cette intrigue.
Le thème de la vérité, j’y reviens. Dans La Classe de neige comme dans L’Adversaire, des personnages principaux mettent à l’épreuve le pouvoir de la parole / fiction, en même temps qu’ils sont éprouvés par lui : « Hodkann jura. Nicolas jouissait de l’empire que son récit prenait sur lui » (chapitre 20, p. 111). Et comme dans L’Adversaire, comme peut-être dans La Moustache, le lecteur de la Classe de neige se retrouve lui aussi à devoir démêler la fiction du reste. Ici, la vérité est ce qui n’est pas dit mais doit être lu. Mais attention : on est loin d’un chacun sa vérité qui serait trop facile. À cet égard, la vérité est aussi brutale qu’atroce (1).
Ce n’est qu’un des aspects de l’initiation du personnage principal, qui découvre, mais un peu tard sans doute, que la vie n’est pas un conte (2). Ou plutôt, que si la vie est un conte, les contes sont cruels, qu’on y trouve dans la vie les mêmes personnages d’initiateurs (Hodkann le bad boy craint et aimé, Patrick le moniteur de ski), qu’on trouve dans la vie quelque chose qui « devait avoir un nom, pourtant, un vrai nom, qu’il connaîtrait plus tard » (p. 85) et qui s’appelle la sexualité, qu’on trouve les mêmes peurs (le noir, l’abandon, la mort) qui se réalisent parfois… Pour un môme qui « ne savait que craindre, mais le craignait terriblement » (p. 125), on admettra que ça fait beaucoup.
C’est là qu’interviennent d’une part le lecteur, d’autre part le savoir-faire d’Emmanuel Carrère pour faire tomber ce dernier sous le charme – pas au sens où le livre serait charmant, mais dans celui où il a quelque chose d’une formule magique. Car même si le lecteur n’a pas vécu ce que vit Nicolas, même s’il n’était pas un enfant aussi craintif, même s’il n’est jamais seulement parti en classe de neige, même si c’est une lectrice – car La Classe de neige aurait été tout autre avec une héroïne –, je le défie de n’avoir jamais éprouvé les mêmes peurs tapies que celles qu’éprouve Nicolas, de n’avoir jamais fait attention aux mêmes détails dérisoires et lourds de sens à la fois (« ses mains [de Patrick] étaient brunes et musclées, avec des tendons saillants, exactement les mains que Nicolas aurait aimé avoir quand il serait grand, mais maintenant il savait que c’était impossible », p. 144), de ne s’être jamais senti incompris.
Et tout cela, sans aucun doute, rend les obsessions macabres de Nicolas d’autant plus perturbantes. À la première lecture, j’ai considéré La Classe de neige comme un chef-d’œuvre ; la seconde m’a donné l’impression d’un bon livre, parce qu’une fois mis de côté l’aspect thriller, ou en tout cas roman à suspense, la part irréductible de malaise reste, et restera la prochaine fois que je le lirai.

(1) Il y a quand même un critique des Inrocks qui déplore la « fin “ouverte” » (p. 182) de La Classe de neige… Ouverte, c’est beaucoup dire, ou alors une ouverture qui ne laisse ni espoir ni beaucoup de doute. Il est vrai que ce critique devait être distrait – ou d’une chasteté maladive –, lui qui parle d’un « gamin […] incontinent » alors que le texte du chapitre 14 ne laisse aucun doute sur le fait que notre jeune héros a simplement éjaculé dans son sommeil.

(2) La Classe de neige non plus, en principe, même si le livre emprunte encore au conte son cadre spatial et temporel indéterminé. Par ailleurs, comme dans les contes, la vraisemblance est parfois laissée de côté (une éjaculation nocturne chez un enfant qui n’est même pas encore au collège ?) au profit du caractère symbolique (l’évolution physique, mais aussi affective du héros).

P.S. : La pagination utilisée dans cette critique est celle de la collection scolaire « Étonnants classiques ». Le livre est très laid, un cahier d’images vient interrompre le chapitre 10, mais le « Dossier » présente, parmi beaucoup de choses sans intérêt autre que scolaire, quelques documents intéressants sur l’accueil critique de La Classe de neige et un bref entretien avec l’auteur.

Alcofribas
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le 28 mai 2018

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