A priori, le début de ce roman m'a semblé répondre à un grand défi: comment rendre romanesque ce qui peut apparaître comme l'inverse du romanesque? C'est à dire un monde que le commun des mortels s'imagine tout gris: l'association de la technocratie de la Commission européenne et de la technologie la plus cryptée (Blockchain et Bitcoin)... L'écriture de Jean-Philippe Toussaint a ce côté virtuose capable de hacker le monde si feutré des Institutions de Bruxelles. Le virus dans le système, c'est son imagination romanesque, sous la forme de l'irruption de deux lobbyistes louches, dont les simples noms, John Stavropoulos et Dragan Kucka, sont déjà des perturbateurs conséquents dans le fil du récit, construit par le narrateur, Jean Détrez, fonctionnaire européen scrupuleux, quoique très curieux. Jouer avec les codes du roman d'espionnage, c'est une façon de troubler l'ordre élégant des romans habituels de Jean-Philippe Toussaint. Ce livre n'est pas sans parenté avec Envoyée spéciale de Jean Echenoz, qui était aussi une sorte de roman d'espionnage au second degré, sous une forme plus frivole et farcesque, qui nous envoyait aussi en Asie.
Très rétif à l'idée de la corruption matérielle, le narrateur, fonctionnaire européen expert de père en fils, a une haute idée de ses missions. Mais il est prospectiviste et sans doute que cet aspect de son métier a développé son imagination: tous les romanciers ne sont-ils pas d'une certaine manière des prospectivistes? Si Jean Détrez, ce héros un peu raide, qui peine à escalader les grilles, se laisse entraîner dans une improbable histoire d'espionnage industriel numérique en Chine, c'est plus parce que c'est son imaginaire qui se laisse tenter. En fait, plus je lisais ce livre, plus je me disais qu'en fait le Bitcoin est loin d'être antiromanesque, puisque comme toute monnaie, c'est une fiducie, donc une forme de fiction, donc... oui, c'est bien le sujet d'un roman. Les parallèles entre ce prospectiviste et le romancier sont de toute façon parfois mis en évidence, comme ce moment où il évoque son ancien bureau "dans les vestiges d'une ancienne salle de bain". On pense forcément à La Salle de Bain, (le premier roman que j'ai lu de cet auteur quand j'étais étudiante) et on se dit alors que tout romancier écrit dans les vestiges de ses anciennes œuvres: la trace de la baignoire au sol, dans un roman, c'est la trace du style que l'on traîne d'un livre à l'autre.
L'un des moments que j'ai préférés (et des romans de JP Toussaint, je retiens souvent à jamais des moments de lecture qui me marquent très fortement) c'est quand le narrateur fait le portrait de son ex-compagne à travers le seul "oui" d'emblée désagréable qu'elle dit en décrochant le téléphone quand il l'appelle: il suspend alors ce "oui" en dilatant complètement le temps de réponse et résume toute la personnalité de Diane à travers l'analyse de son intonation, et toute l'histoire de leur couple est comme contenue dans cette syllabe. Je trouve ça absolument génial. (Entre nous, je pense que si j'avais un ex-mari beaucoup plus intéressé par une clé USB que par ses enfants, dont on entendra juste un peu parler à la fin, je lui répondrais sûrement de façon peu agréable au téléphone!)
J'aime ce que ce roman nous dit du romanesque. Finalement, Jean Détrez quitte l'univers feutré (qui est celui de son père) pour se perdre dans une aventure de pieds nickelés, en allant vers la transgression et vers les émotions, la perte de contrôle. Il quitte la tempérance, pour ne pas dérouler le discours d'expert attendu en conférence, voler les cintres antivols de l'hôtel, avoir envie de dire des gros mots, parce qu'il se met en danger, se fait voler son ordinateur dans les toilettes... Se laisser corrompre, oui, mais par l'imagination.
La fin du livre, en rupture totale avec le reste, avec le thème de la mort du père, absorbe tout le reste. Mais finalement, en allant en Chine fouiller dans des histoires rocambolesques pas nettes du tout, Jean Détrez était sûrement en train de tuer son père en lui.