Ce nouveau roman de Jean-Philippe Toussaint raconte une autre partie des aventures de Jean Détrez, le héros fonctionnaire européen de La clé USB: ce nouveau tome en est en quelque sorte le volet sentimental, même si l'univers du travail est encore présent. Comme dans le premier volume, l'histoire se termine par une course-poursuite rocambolesque, même si ce livre ne ressemble pas, comme l'autre, à la parodie d'un roman d'espionnage, il en garde quelques accents désopilants, en écho.
Certaines pages se sont détachées fortement du reste, pour moi, à la lecture, et ce sont celles qui sont justement consacrées à la naissance d'une attraction pour des personnages féminins. Ce qui est un peu curieux, c'est que ces femmes rencontrées sont un peu comme des silhouettes encore mystérieuses, on ne sait pas beaucoup de choses sur elles, elles se dérobent au lecteur comme au personnage, comme si finalement on ne pouvait jamais trouver une femme aussi attirante que quand on connaît peu de choses sur elle. En tout cas, ce livre essaie avec succès d'effleurer le mystère de ces rencontres: pourquoi se crée -t-il une alchimie particulière avec quelqu'un alors même qu'on parle peu avec lui? Comment expliquer qu'aucun geste n'aura lieu entre deux personnes qui ressentent pourtant simultanément une émotion certaine et réciproque alors que spontanément dans d'autres circonstances, ce geste se fait avec beaucoup de facilité? Finalement, n'est-ce pas la personne avec laquelle il ne se passera rien qui comptera le plus? Jean Détrez est prospectiviste à la Commission Européenne: sa spécialité, ce sont donc les signaux faibles, ceux qu'on doit savoir déchiffrer pour prédire l'avenir. Généralement, on les observe dans l'économie, la politique, les évolutions de l'actualité. Or, les émotions sont les signaux faibles de l'amour, et l'on a l'impression que Jean Détrez, dans ce livre, s'y intéresse bien plus qu'à tout le reste, pour en devenir une sorte de spécialiste. Il les cultive avec amour, ces petits signes microscopiques qu'on décèle dans l'intention d'un regard, les indices de confusion de quelques mots, ou d'un mouvement, parce que finalement, il les préfère aux signes plus forts, qui ne créent pas le même trouble, ce qui est une sorte de paradoxe. L'air de rien, c'est une manière de nous raconter des choses les plus indicibles, qui sont aussi les plus importantes.
Le colloque de prospectivisme qui sert de cadre à la première partie du roman est assez théâtral, avec un invité d'honneur extravagant qui ose rompre avec le climat feutré et l'ordre de mise: pourtant, sa tentative de putch intellectuel est vaine, il ne lui est pas possible de révolutionner les méthodes un peu infantilisantes où chacun se trouve entravé, avec des travaux de groupes imposés, qui conduisent à la construction de scénarios artificiels, menés par le jeu des interactions entre les caractères des participants plus ou moins autoritaires des différents groupes, alors que le narrateur se laisse assez porter par les choses. J'ai trouvé le récit de ce mode de travail très intéressant, puisqu'il en débusque avec beaucoup de sobriété les limites.
Le thème de la famille est à nouveau important dans le livre, avec l'enterrement du père déjà évoqué dans le premier tome, et plus d'importance donnée à son ex-compagne, qui devient subitement intéressante parce qu'elle semble avoir menti sur les raisons de son absence. On a alors l'impression, à ce moment, de retrouver un peu l'ambiance du roman d'espionnage qu'était le premier volume, comme si le héros était contaminé par un besoin viscéral de rendre romanesque son quotidien un peu gris de fonctionnaire.
Et ça tombe bien, moi aussi, j'éprouve ça presque tout le temps.