La Colonie
6.5
La Colonie

livre de Marivaux (1750)

Splendeurs et misères de la réunion en non-mixité

A la faveur de l’actualité, La Colonie est devenu récemment un classique incontournable, tout à fait étonnant par son acuité pour décrire les réflexions contemporaines sur les luttes politiques. On a en effet, résumé bien mieux que dans n’importe quel « fil » Twitter, l’essentiel des revendications féministes, avec en face les obstacles et les luttes internes qui rendent les avancées si difficiles.


La situation initiale est simple : les protagonistes se sont exilés de leur pays d’origine, où ils étaient « persécutés » ; on ne nous en dit pas plus, de même que sur leur lieu d’arrivée, mais cela ressemble fort à l’itinéraire des sectes protestantes qui s’exilaient d’Angleterre vers les États-Unis, -les questions religieuses seront cependant inexistantes dans cette pièce. Les hommes se réunissent pour décider des lois à mettre en place pour la nouvelle communauté. Les femmes, restées seules de leur côté, décident de créer elles-mêmes les lois de la communauté, pour revendiquer l’équité complète avec les hommes.


Ceci passé, la partie centrale (scènes 6 à 9) présente la réunion en non-mixité dans laquelle les femmes discutent de leurs revendications. J’utilise le terme anachronique de « non-mixité », parce qu’il y a insistance sur l’expulsion de Persinet, amoureux d’une des protagonistes, qui cherche à intervenir, mais est repoussé, bien qu’il se considère lui-même comme « allié » de la revendication féministe (Lina, sa soupirante, insiste là-dessus). La trame dramatique liée à Persinet en fait un personnage touchant : il vit la tragédie de « l’allié », qui se trouve rejeté par la communauté opprimée à laquelle il s’allie, car il fait partie des oppresseurs, et qui se trouve ensuite rejeté par la communauté des oppresseurs (scène 12), pour être finalement réduit au silence ; -on ne saura par exemple pas s’il épouse finalement Lina : son histoire est expédiée dans les limbes.


Sont ensuite décrites différentes scissions dans la lutte féministe. La première intervient à la scène 9, pour une question d’ordre culturel. Madame Sorbin et Arthénice insistent sur le fait que la coquetterie féminine, la volonté des femmes d’être belles, est liée au regard masculin, et qu’il faut donc renverser cette beauté, revendiquer la laideur pour ne plus dépendre du regard masculin. Les autres femmes sont scandalisées par cela, la réunion est donc un échec complet.


La scission finale intervient pour une question de lutte des classes. Hermocrate joue le rôle du personnage de classe moyenne qui va semer le trouble entre les deux leaders, Arthénice et Madame Sorbin. Cette dernière, en effet, après avoir exigé la fin de la soumission de la femme à l’homme, en vient à demander la fin de la soumission du tiers-état aux nobles. Or, Arthénice est noble, et refuse d’abandonner son privilège de naissance. Arthénice préfère abandonner la féminisme plutôt que son privilège de classe, et Madame Sorbin préfère finalement rester avec son mari plutôt que d’entrer dans une société féministe où elle sera encore une dominée.


On a bien tout le problème des luttes politiques : au sein d’une lutte d’opprimés, on a toujours à l’intérieur des oppresseurs et des opprimés. C’est que la domination n’est pas unique mais multiple : elle se fait sur différents étages, se cumule et rend la lutte unique plus que difficile.


La pièce de Marivaux se termine donc sur un échec plaisant, -la pièce est une comédie, elle peut être mise en scène de manière très beauf, tournant les femmes en ridicule. Hermocrate dit ainsi : « Heureusement, l’aventure est plus comique que dangereuse », ce qui pourrait être l’éternel bon mot des anticonformistes de droite sur ces questions culturelles. C’est la même ambiguïté que dans Lysistrata d’Aristophane : la place est donnée au discours féministe, mais la victoire de ce dernier est montrée comme impossible.


Tout l’objet des livres politiques de ces dernières années, à gauche, tourne autour de cela : faire une « convergence des luttes » pour que les revendications des dominés puissent s’imposer. C’est la quadrature du cercle de gauche : faire que des gens luttent non seulement pour leurs droits, mais aussi pour les droits d’autres opprimés, -l’obtention de ces derniers droits leur enlevant à eux-mêmes des privilèges. Marivaux, comme toujours, pose tous les problèmes essentiels, et termine sa pièce en ne donnant aucune réponse ; et c’est pourquoi on l’aime.

Créée

le 13 mai 2021

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