Bon. On va sûrement rester confinés pendant deux mois minimum. Deux solutions s'offrent à vous. Soit vous continuez à perdre votre temps à regarder des films débiles, à jouer à des jeux vidéo abrutissants et à lire des livres futiles ou alors c'est l'occasion d'ouvrir les yeux sur la vacuité du monde moderne en lisant l'intégralité des œuvres de René Guenon.
Préparez-vous à des révélations du genre "synthèse du savoir Absolu". En sortant enfin de chez vous en juillet prochain vous aurez alors acquis une vision ésotérique du monde qui vous entoure.
« Voici l’aspect sud de la villa Bellevue. Bien entendu la villa Bellevue n'existe pas ». Pas même en imagination. Pour le non-initié ça paye pas de mine, mais croyez-moi, c'est hyper balèze un truc pareil.
C'est parti.
Pourquoi l’islam est en toute logique la religion la plus tolérante
Des trois religions monothéistes dans le monde, l’islam est la plus tolérante. Et ce, pour une raison essentielle : chacune des trois religions s’est conçue dès l’origine comme définitive, récusant de ce fait toute version plus récente. Ainsi, le judaïsme refusa aussi bien le christianisme que l’islam. Le christianisme refusa l’islam, mais se trouva obligé de reconnaître partiellement le judaïsme dont il était issu. L’islam, c’est bien connu, reconnaît partiellement le christianisme et le judaïsme. Effectivement, le Coran abonde en références bibliques : Noé, Moïse, Jésus… Abraham lui-même y figure en bonne place.
Quel est le statut de la révélation en islam ? Il existe un Livre, sur une table gardée, la "Mère du Livre". A plusieurs reprises, ce livre est descendu, proclamé oralement par Adam, Noé ou Lot. Certains prophètes l’ont reçu et mis par écrit : Abraham, Moïse, David, Jésus et enfin Mahomet, le "sceau des prophètes". Il n’y a pas, dans cette religion, de révélation "progressive", celle-ci est reçue dans une version entière et définitive dès le premier homme, Adam. Tous les prophètes historiques de l’islam, d’Abraham à Jésus, sont des musulmans avant la lettre.
D’où viennent alors, me direz-vous, les différences entre la Torah, les Évangiles et le Coran ? Des éléments d’origine exogène, purement humains, y ont été introduits de manière frauduleuse par la suite. C’est la doctrine de la "falsification" des écritures ("tahrif").
Qui est René Guénon ? Catholique converti à l’islam soufi, on comprend comment il peut, dans le cadre de sa nouvelle religion, être plus bien plus syncrétiste : il ne cesse pas d’être chrétien, il l’est sous une autre forme. Il existe donc une "tradition primordiale", donnée de toute éternité, inscrite dans un livre "incréé", le Coran. Guénon nous explique que l’histoire humaine se confond avec l’oubli, la déformation progressive, l’éclatement de cette "vérité originelle". L’âge d’or est derrière nous, la modernité est une imposture. L’homme est tombé deux fois : dans le jardin d’Eden, par orgueil, puis dans l’histoire, par l’oubli.
Pourquoi René Guénon est encore bien plus tolérant que l'islam
Pourquoi s'arrêter en si bon chemin ? Après tout, la tradition est primordiale ou n'est pas. Le christianisme - relu à la lumière de l'islam - est donc tenu de partager la vedette avec les grandes religions orientales. Unité originelle de tous les mythes.
Guénon enjambe alors des fossés réputés infranchissables avec une facilité suspecte. L'hindouiste, le chrétien, le bouddhiste, le taoïste, le musulman : personne, absolument personne, ne sera mécontent d'apprendre que sa religion possède sa part de vérité, les différences ne résultant visiblement que de l'application circonstanciée (légèrement dégradée, certes) de cette vérité à une époque, à un lieu ou peut-être à un climat déterminé. En fait à tout sauf à des querelles profondes d’idées : si la religion est différente en Chine c'est sûrement à cause de la nature du terrain ou de l'atmosphère qu'on y respire. Ainsi la doctrine des "Yugas", temps cyclique propre à la cosmogonie hindoue, côtoie sans aucune gêne le catholicisme de saint Thomas d'Aquin. Le Yoga bouddhiste, d'art de vivre, est promu soudainement à une méthode d'élévation vers la "doctrine primordiale". Bref, l'erreur à l'état brut, totale et inadmissible, ne se rencontre guère que chez l'athée moderne, personnification diabolique du rejet de la "tradition primordiale". Lui seul n’est pas invité à la fête.
Rendu à ce stade on ne sait plus trop à quoi précisément croit René Guénon. Certes, textuellement parlant, René Guénon à l’air de savoir. Quoi au juste ? "Les principes", "l’essentiel", "l’intuition plus haute" sont des vocables cachant mal une pensée qui, à force de compromissions, devient des plus confuses et obscures, au moins pour le lecteur profane.
A force de palabrer infiniment sur des détails ésotériques il est assez vraisemblable que le lecteur perdra de vue certains éléments d’ensemble qui, malgré ce qui est affirmé, sont absolument inconciliables. Guénon croit-il en l’Incarnation ? Aucune réponse. Pourtant ça me parait beaucoup plus significatif que de passer 150 pages à déchiffrer le "symbolisme de la croix". Noyer le poisson sous un déluge d’érudition ne change rien à l'affaire. Il est pourtant évident que si Guénon ne croit pas à l’Incarnation alors le christianisme (le vrai) est pour lui absolument faux (quoi qu'il puisse en récupérer d’éléments périphériques). Au contraire, si Guénon croit à l’Incarnation alors l’islam doit être totalement dans l’erreur. Même problème, au carré, pour les religions orientales : Guénon croit-il à une transcendance distincte de la Création ? Il aura beau, avec toute la bonne volonté du monde, s’évertuer à "recoller les morceaux", le panthéisme et le théisme ne peuvent tout deux avoir raison.
Si Guénon semble en permanence différer la révélation de cette vérité primordiale c’est surement qu’il n’y a rien à révéler. Un bel escamotage badigeonné d’ésotérisme, de la poudre aux yeux pour toute personne en mal de mystères.
Pourquoi la métaphysique guénonienne est si vaste
Guénon n’est rien d’autre que l’initiateur d’une énième gnose. Ses fidèles, tout occupés qu’ils sont par le symbolisme et l’ésotérisme, semblent avoir perdu de vue ces fameux "principes essentiels" qu’ils chérissent tant. Pour qui sait les déchiffrer, des relents gnostiques transpirent tout au long de ses écrits. La grande lutte entre le "bien" et le "mal" est ici transposée sur le mode de celle du spirituel et du matériel. Chez Guénon, plus les principes sont "élevés", "supérieurs" - en gros désincarnés -, plus ils sont divins. La pensée guénonienne est tellement éthérée, suspendue dans les cieux, que la conclusion qui s'impose est qu'il n'est pas dans la nature de l’être humain normal (dépourvu d’initiation) d’en comprendre ses mécanismes. En face de cela, la "matière", force éminemment maléfique, est ce vers quoi chute inexorablement toute société s’éloignant de la spiritualité. Les gnoses ont toujours été faîtes de syncrétismes, de rafistolages en tout genre, d’ésotérisme fumeux, de temporalités cycliques et d’initiations salvatrices.
La métaphysique guénonienne est si puissante qu’elle est capable de décrypter des aspects de la vérité dans toutes les religions traditionnelles sans même se donner la peine d’expliciter préalablement le contenu de cette dite vérité.
Face à une telle prouesse on a alors envie de rétorquer, comme Chesterton, « j’entends ceux qui franchissent tous ces gouffres et règlent tous ces conflits en parlant "d’aspects de la vérité". Je me contenterai de dire ici que cela me semble une échappatoire qui n’a même pas eu le bon sens de se déguiser ingénieusement en paroles. Si nous disons d’une certaine chose qu’elle est un aspect de la vérité, il est évident que nous prétendons savoir ce qu’est la vérité, de même que si nous parlons de la patte postérieure d’un chien, nous prétendons savoir ce qu’est un chien. Malheureusement, le philosophe qui parle d’aspects de la vérité se demande aussi, en général, ce qu’est la vérité. Il n’est pas rare non plus qu’il la déclare inconcevable pour l’intelligence humaine. Comment peut-il dès lors en reconnaître les aspects ? Je n’aimerais pas être l’artiste qui apporterait un projet d’architecture à un entrepreneur en lui disant : "Voici l’aspect sud de la villa Bellevue. Bien entendu la villa Bellevue n’existe pas". En pareil cas, je n’aimerais guère non plus devoir expliquer que la villa Bellevue pourrait exister mais qu’elle serait inconcevable pour l’esprit humain. Et j’aimerais encore moins être le métaphysicien incapable et absurde qui prétendrait voir partout les aspects d’une vérité qui est absente ».