Nature & Capitalisme : une contradiction très technique

‎ ‎ ‎ Imaginons les mégalopoles tentaculaires de Blade Runner, celles de Deux Ex, certaines de Black Mirror, ou encore de Neuromancien, chacune, même si elles sont parfois dystopiques, suscite en nous une fascination techologique. Car cette profusion d’inventions et d’innovations excite le fantasme d’une puissance exacerbée capable de façonner le monde, et nous-même, selon ses propres désirs. Après les avoir rêvées, ces villes de verre et de lumières, vertigineuses et virtuelles, la lecture d’Hélène Tordjman permet de prendre conscience que ces cités ne peuvent advenir – que pour le pire.

‎ ‎ ‎ La Croissance verte contre la nature est l’ouvrage d’une économiste qui, dans une approche d’inspiration marxiste et écologique, critique le capitalisme mais d’un point de vue singulier : celui de la technique. Elle a pour principale référence, Jacques Ellul qui, dans La Technique : l’enjeux du siècle, développe une théorie de la technique dont deux concepts résonnent à travers livre de Tordjman. Le premier est l’accroissement – qui postule que toute invention implique une imperfection que la technique tente de résoudre par une innovation, mais cette dernière étant elle aussi imparfaite, le développement peut se poursuivre indéfiniment (1). Le second est l’autoréférentialité – selon lequel, la technique se construit hors valeur, hors morale : la simple possibilité de faire quelque chose de nouveau incite l’homme à le réaliser (2). Il découle de ces deux concepts que la technologie n’est pas neutre : elle a des répercussions éthiques. Si on peut regretter que l’ouvrage ne développe pas davantage son aspect conceptuel, il apparaît que s’est pour satisfaire une double exigence : rester accessible et se confronter sans cesse au réel.

‎ ‎ ‎ Tordjman n’a de cesse de montrer la pertinence de son point de vue, d’une part en dévoilant les postulats du système capitaliste actuel, d’autres part en comparant ceux-ci à une vaste et pertinente quantité de données et de références solides. L’essai s’articule tout entier autour des rapports entre le capitalisme et la nature ; et plus précisément, il dévoile la tentative (vouée à l’échec) d’une osmose entre les deux grâce à l’écologie. De cette relation, l’autrice analyse d’abord les postulats qui régissent l’écologie capitaliste, puis leurs effets sur l’agriculture et la production d’énergies, avant de critiquer la finance "verte".

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‎ ‎ ‎ ‎Quelle direction prend l’écologie ? Qui la pilote et selon quels principes ?

‎ ‎ ‎ Certainement pas le peuple, toujours absent des prises de décisions qui l’engagent pourtant. En 2002, aux Etats-Unis, a été publié le premier rapport du Nanotechnologie, Biotechnologie, Informatique et Sciences cognitives (NBIC) dont l’ambition nettement transhumaniste est de profiter d’une convergence des hautes technologies afin de transformer le monde à de multiples échelles : non seulement la Nature et l’Homme, d’un point de vue biologique, mais aussi en multipliant les hybridations avec la technologie. Les quatre principes au fondement du projet sont : « efficacité, productivité, performance, rendement. » En 2018, le Forum Économique mondiale (FEM) réaffirmait les objectifs du NBIC en déclarant l’avènement de la « Quatrième Révolution Industrielle » qui permettrait l’avènement d’une économie verte, grâce à la haute technologie. Dans le même temps, on évalue que d’ici 2050, la biodiversité pourrait avoir chuté de 25% : ce serait le « Sixième Grande Extinction » ! Et ce sont « l’optimisme technologique et l’hubris » (3) qui, selon l'économiste, sont responsables de cette crise.

‎ ‎ ‎ Cet « optimisme technologique », La Croissance verte l’illustre par de (très) nombreux exemples dont Hélène Tordjman démontre l’inanité. L’un des plus éclatants est celui des agro-carburants dont l’exploitation s’avère encore plus pernicieuse que celle des « énergies brunes ». Car les nouveaux champs sont construits à la place de forêts. Sur ces terres, d’une part, on use d’engrais azotés dont la décomposition produit un gaz qui a des conséquences 300 fois plus importantes que le CO2 dans l’effet de serre ; et d’autre part, les produits « phytosanitaires » (que Tordjman nomme « écocides ») détruisent les sols, et favorisent l’apparition de « désert vert » – un espace sans la moindre biodiversité. Enfin, l’industrialisation qui caractérise cette agriculture demande une technologie polluante.

‎ ‎ ‎ A force d’accumulation, ces exemples corrodent l’expression « énergie verte », au point d’en faire une expression toute oxymorique – que ce soit l’éolien, l’hydraulique, ou le nucléaire, chacun de ses processus, s’ils doivent participer à l’augmentation de l’accumulation matérielle ne peuvent que concourir à la détérioration du vivant. Pour résoudre ses problèmes de destruction et de pollution, toutes sortes d’inventions sont mise au point ; mais le capitalisme est incapable de réduire ces ravages parce qu’il tente d’opérer séparément sur chaque difficulté alors même que la nature se compose en une totalité organique. Voici un florilège de l'absurde des solutions envisagées :

Envoyer des nanoparticules de soufre dans l’atmosphère pour atténuer le rayonnement solaire ; « fertiliser » les océans avec de l’urée ou du fer pour favoriser la croissance du phytoplancton, grand consommateur de dioxyde de carbone…

‎ ‎ ‎ Se heurtant au même écueil, la finance poursuit cette fragmentation de la Nature en la décomposant en « services écosystémiques » : la nature se trouve ainsi mise en bourse – on évalue les bénéfices que permettent un récif corallien, une forêt, un fond marin, etc. Chacun de ses éléments n’étant pas pris dans le tout plus vaste qui permet leur coexistence, un tel calcul ne peut qu'être absurde. Les derniers chapitres, centrés sur la finance verte, sont d’ailleurs passionnant : l’autrice explique que c’est la prochaine étape de l’écologie marchande ; et parvient à éclairer le sujet, même pour des non-initiés, en expliquant, avec une grande clarté, entre autres, quelques éléments de l’économie keynésienne.

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‎ ‎ ‎ En somme, La Croissance verte contre la nature permet de mieux comprendre les contradictions profondes qui empêchent l’avènement d’une véritable écologie au sein du capitalisme. Car, ce système repose sur une insatiable accumulation dans un monde pourtant borné. Sa foi aveugle dans le progrès des hautes technologies, le fait espérer que les inventions et leurs démocratisations parviendront à résoudre les problèmes qu’il engendre, alors que celles-ci ne font qu’aggraver la catastrophe en faisant écran à sa visibilité.

‎ ‎ ‎ Une image qui nous possède depuis au moins le XIXe siècle se brise brutalement : celle du progrès constant d’une technologie toujours plus élaborée au profit de notre confort. Le choc est rude, d’autant que ce progrès a permis d’accéder à des conditions de vie plus dignes pour tous ; mais sans-doute sommes-nous arrivées au point où les avancées sont, pour la plupart, superficielles, voire nocives. L’individu de la mondialisation vit dans l’immédiat : il n’a pas plus de contrôle sur ses propres désirs qu’un enfant : il veut sans cesse davantage, et tout de suite. Pour reprendre le mot de Soljenitsyne, dans Le Déclin du courage, c’est l’occasion d’accéder à « un nouveau degrés anthropologique », à « un nouveau mode de vie où ne sera plus livrée à la malédiction, comme au Moyen Âge, notre nature physique, mais où ne sera pas non plus foulée aux pieds, comme dans l’ère moderne, notre nature spirituelle ».

‎ ‎ ‎ Si les livres puissants sont ceux qui dissipent nos illusions, qui dessillent nos yeux, sans doute La Croissance verte contre la nature en fait-il partie, car il détruit méthodiquement l’image de cet avenir holographique que nous promet le capitalisme. – Il reste, cependant, plus qu’un désert après avoir fermé le livre : il reste la joie d’avoir compris et les ébauches d’autres futurs qui n’ont rien d’un retour au passé.

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(1) Par exemple, le développement d’un moteur électrique après un moteur à explosion, mais le premier n'ayant pas assez d’autonomie se trouve engagé dans des modifications qui le rende encore plus polluant.

(2) Par exemple, la volonté de « déséteindre » le mammouth laineux ; ou de recréer en laboratoire des virus disparus, comme la Grippe espagnole.

(3) Par "hubris", il faut ici comprendre "démesure destructrice" ou "orgueil excessif".

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le 15 oct. 2022

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