Ce n'est ni tout à fait un roman, ni tout à fait un recueil de nouvelles, ni même une anthologie ; plutôt une sorte de chronique non datée. Premier avertissement. Le deuxième, c'est que l'édition francophone étant en rupture de stock à l'heure où j'écris ces lignes, et ne maîtrisant pas moi-même le polonais original, j'ai du me rabattre sur la traduction anglaise des éditions Penguins - de globalement bonne facture, mais incomplète ! La deuxième moitié de la version polonaise manque, pour des raisons qui m'échappent totalement. À bon entendeur...
Cependant, le préambule signé Christopher Guest (l'auteur du Prestige) m'aura permis d'apprendre qu'en son temps, Stanisław Lem fut ostracisé du cercle des auteurs de S-F américains après avoir été injustement dénoncé au FBI comme agent communiste par... Philip K. Dick en personne, auquel j'ai emprunté le titre de ma critique, en toute ironie. Histoire de compléter l'anecdote, je tiens à préciser que Lem en fut meurtri mais mit ce coup bas sur le compte de la "schizophrénie" de son homologue étatsunien...
Mais quelle que fut la raison de ce traitement inique, il est certain que l'écrivain polonais dérangeait. Non pas en raison de son idéologie, puisqu'au contraire il ne fut jamais en odeur de sainteté (si j'ose dire) auprès des aparatchiks de son pays, mais plus simplement parce que sa plume singulière tranchait avec une acuité fort différente de celle des Dick, Henlein et autres Asimov, en ce qu'elle sortait précisément d'un fourreau moins tolérant, l'obligeant donc à se parer d'atours déconcertants en vue de cacher ses intentions réelles.
À ce titre, La Cybériade est marquée du sceau de l'humour noir et grinçant. Un humour typiquement polonais pour autant que je puisse en juger, et qui met effectivement Lem en porte-à-faux avec l'approche sérieuse voire moralisatrice de nombre de ses collègues américains de l'époque. Ce second degré se retrouve aussi bien dans dans les concepts de ses histoires (ici, un robot capable de créer tout ce qui commence par la lettre "n" ; là, une version cybernétique de Cyrano de Bergerac...) que dans leur traitement, la verve lemienne faisant montre d'une acidité caustique bien à elle ("Je me demande ce que tu pourrais bien raconter qui puisse m'empêcher d'utiliser ta tête en guise de tire-botte") et qui fait très souvent mouche.
Et que dire de son vocabulaire ! Le lexique de l'ami Stanisław ferait pâlir ceux des univers de Dune et Star Wars ; en fait, on aurait plutôt affaire à du Rabelais futuriste, ce qui est particulièrement perceptible dans la Sixième Saillie, où le trop-plein de mots à rallonge sert à montrer que l'accumulation de savoir ne sert à rien si ce dernier n'est pas destiné à être utilisé : auquel cas il n'est que gloutonnerie, comme Pugg, le "pirate diplômé" l'apprendra à ses dépens !
Si à ce stade vous vous demandez ce que sont ces "Saillies", il s'agit tout simplement des chapitres de La Cybériade, encore que tous ne soient pas nommés ainsi et que certaines aient un double alternatif, comme la première et la cinquième. Ce que toutes ont en commun, hors le style de Lem, ce sont leurs deux protagonistes, les robots inventeurs Trurl et Klapaucius. Leur rôle et leur importance varient certes selon les Saillies, mais d'une manière générale ces deux zigotos ont une dynamique qui n'est pas sans rappeler les frères ferengi Quark et Rom dans Star Trek : Deep Space Nine : Trurl est un inventeur efficace mais qui n'a aucune idée de ce qu'il pourrait faire de ses inventions, tandis que Klapaucius est un opportuniste qui cherche à utiliser les trouvailles de son "ami" à ses propres fins, rarement honnêtes.
Ce schéma n'est heureusement pas figé, de sorte que l'écriture des deux personnages s'affine au fur et à mesure des Saillies. Dans la quatrième, Trurl parvient même à sauver l'amour entre un Cyberroméo et sa Juliette électrique grâce à, je cite, un "canon à bébés" et un "femmefatalatron" qui avec ses "titillateurs à haute fréquence", sa "lubricité libidineuse, évidemment mesurée en kilocupidons" (évidemment) et ses "synchroerotorotors", n'aurait pas dépareillé dans le génial comic book Saga (ni la planète Sextillion dans La Cybériade, de fait ) !
La Cybériade n'existe cependant pas uniquement pour amuser la galerie. Toutes les Saillies ne se valent pas, mais aucune n'est vide de sens et certaines sont très profondes : ainsi des deux versions de la première, l'une mettant en scène deux armées si parfaites qu'elles deviennent pacifistes et l'autre un robot-poète (visible au musée des sciences de Varsovie !) dont le génie créatif illimité dérègle l'univers. Quant à la septième, dans laquelle Trurl offre un royaume miniature à un despote en exil, elle rappelle énormément Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? du rival de Lem, Philip K. Dick, ce qui est assez cocasse et paradoxal, mais Lem a un regard différent sur notre rapport à la création, ce qui ne rend ce chapitre que plus intéressant et sujet à débats.
Mais malgré cette grande variété des thèmes et sujets abordés, Stanisław Lem ne renouvelle pas beaucoup son style, qui peut donner mal à la tête avec ses phrases longues, ses néologismes et son laïus scientifique réel ou imaginaire. Je recommanderais donc d'aborder La Cybériade davantage comme un recueil de nouvelles que comme un véritable roman, en lisant une ou deux Saillies par-ci par-là avant de faire une pause, plutôt que de les enchaîner. Pour ma part, je ne regrette pas d'y avoir mis le nez avant de m'intéresser à l'oeuvre la plus célèbre du trublion polonais, son fameux Solaris !