Ce roman contient trop de romans, Balzac a trop imaginé en un seul ouvrage et nous perd un peu dans ses drôleries créatives.
Rien que le père d’Abel, le chimiste, aurait mérité un roman tout entier.
Cet excellent et simple concept d’un homme de science dont l’excès de talent le condamne à se cloîtrer dans une chaumière-laboratoire située sur une charmante petite colline champêtre. On découvrira même au fil du roman que le chimiste était immensément riche en plus d’être issu d’une famille noble. Il a renié tout cela pour passer ses journées à se consacrer entièrement à ses petites expériences entouré d’une nature paradisiaque.
Il est joyeusement concentré sur son propre monde à tel point que son fils, Abel, n’a d’autre éducation que celle de la liberté. Abel n’est instruit d’aucun cadre et s’épanouit dans l’insouciance et la joie. Le décès simultané de ses parents rompra brutalement cette douce vie, délaissant Abel avec pour seul compagnon Caliban, le domestique.
Abel est totalement dénué d’instinct de survie, il compte sur Caliban et a pour frontière naturelle les murs de son jardin et pour seule et unique imagination le monde des fées.
En contrebas de cette colline paradisiaque se trouve un village moyen composé d’un curé stupide, d’un maire riche et très attaché à sa fille unique (Catherine) qu’il espère marier convenablement et d’un soldat retiré (Jacques Bontems), qui fera bien des perfidies pour parvenir à un mariage avec la splendide Catherine.
Abel intrigue tout le village, en particulier Catherine, qui sera autant séduite qu’amusé de ce petit sauvage d’une parfaite pureté et parlant innocemment de fée à quiconque. Il est sauvage dans le bon sens du terme mais il est très distingué par ses apparences, par ce physique gracieux et une délicate éloquence. Catherine sera aussi vite amoureuse que souffrante au moment où elle aura une drôle de concurrente : la fée.
Ici vous pouvez spoiler
Après une prière poétique, la fée apparait en plein sommeil auprès d’Abel. Il est instantanément amoureux, soumis, obéissant et prêt à tout pour suivre la fée n’importe où. Progressivement, il entrera dans le « palais » de la fée et sera aveuglé d’admiration devant l’opulence de luxe qui y règne.
Il maintient ses relations avec Catherine mais restera tout le long obnubilé par la fée.
On pressent quelque chose d’étrange avec le monde parallèle de la fée, c’est un monde politique, complexe, qui se veut supérieur, très hiérarchisé et très « codé » dans ses moeurs… On fait vite l’analogie avec la noblesse et la grande bourgeoisie de la restauration monarchique. Abel découvre avec des yeux remplis d’innocence ce monde de fées, de génies, d’enchanteurs, de dragons… monde très superficiel au sens où tout est fondé sur les apparences extérieures.
Malgré une parfaite mise en scène, la supercherie de la fée sera découverte. Derrière la fée s’y trouve en réalité la Duchesse de Sommerset.
Peu lui importe, Abel se fiche bien qu’on l’ait trompé, cela renforce même son amour la fausse fée. Auparavant, il se sentait soumis à ce caractère surnaturel et impressionnant de la fée, dorénavant il se considère d’égal à égal avec la Duchesse. Ce d’autant plus qu’au même moment il trouve un trésor volontairement caché par son père et un titre de noblesse familial… Tout est alors réuni pour un somptueux mariage et un avenir radieux avec la Duchesse.
Toute cette heureuse félicité assomme totalement Catherine, qui, résignée, accepte tête baissée le mariage avec Jacques Bontems.
Par un dernier mouvement de désespoir, Catherine fuira son village natal afin de s’approcher d’Abel à Paris lors de sa noce de mariage. Elle ne le verra que de loin, ne pourra même pas échanger quelques paroles, et finira par se noyer dans la Seine tandis qu’Abel poursuit sa célébration l’esprit libre. Une fin très abrupte et cruelle, absolument pas digne d’un conte de fée pour enfants.
Ce roman est bourré de frustrations. Que devient ce pur petit sauvage soudainement implanté dans les plus hautes sphères aristocratiques parisiennes ? Est-ce que son attrait pour la beauté naïve et surnaturelle des contes de fées s’accommodera avec la superficialité parisienne ? N’aurait-il pas regretté la simple candeur de Catherine ? Et quelle tragique fin pour Catherine ! On aurait voulu partager ses impressions après ce mariage à moitié forcé avec ce soldat ambitieux, plutôt que de la voir fuir immédiatement.
Quand il fallait départir Catherine et la fausse fée, le choix s’est fait ainsi : « la fée a autant d’amour mais elle est plus gracieuse, à la simplicité elle joignait toute la majesté, les séductions de la richesse, et le cortège de la fortune et du pouvoir », c’est d’un cynisme cru et plaisant, anéantissant tout le romantisme du début et il y a là du génie ! Mais la suite ? A t-il eu des déceptions après coup ? On n’en sait rien, un peu déconcertant.
Quant aux études de moeurs de Balzac, il a été trop ambitieux, il veut sauter sur toutes les branches d’un arbre en même temps, d’un seul coup, en un seul roman et se permet même l’audace de mêler un style romantique et réaliste.
Il traite bien des sujets, mais qui peuvent s’oublier au fil de la lecture et c’est là un peu le défaut :
au début, c’est un peu le thème du « retour à la nature » d’un athée façon Rousseau de ce chimiste, confrontée à la dure intolérance du village bêtement fermé.
C’est aussi le sujet de l’excès de talent qui nuit aux grands hommes, ici l’excès d’innovation (réelle) du chimiste dans la médecine lui aurait valu d’être poursuivi par les procureurs, persécuté par le gouvernement, et peut-être même assassiné par ses confrères médecins, il préfère donc se retirer à la campagne et y vivre paisiblement.
La superstition malsaine et l’ignorance des ruraux : l’attitude fermée et originale du chimiste effraie tout le village, la fumée noire qui sort de la chaumière est vu comme la fumée d’un volcan tout droit sorti des enfers. Le curé local n’est pas plus subtil quoique lettré, il ne prend pas même la peine d’échanger avec le chimiste avant de le comparer définitivement au diable lui-même, rumeur qu’il dispersera aussitôt dans le village tout entier.
L’importance des dots, des titres, évoqués au travers de deux sous-intrigues dans le roman, intéressant mais manque de développement.
La superficialité des grands salons, les dépenses ridicules.
Critique de la religion en quelques phrases, dont celle-ci qui est bien piquante « enfin, la religion consiste à se mettre à se genoux, lire dans un livre, écouter des hymnes ; mais faire du bien, sauver les malheureux, dépouiller le moi et s’oublier un peu, ah ! Il n’y a que de bons génies bien rares, qui allient l’un et l’autre, c’est à dire le culte extérieur avec ce culte intérieur qui gît dans la conscience : pour la plupart, le culte extérieur est tout, et ils croient gagner le ciel, comme on gagne une tour aux échecs, à force de manoeuvres »
Il y a même une critique des partis politiques, ultra-royaliste au travers de la couleur blanche, le parti d’opposition avec la couleur bleu, et le parti extrémiste égalitaire avec le rouge et aussi une critique des opportunistes en politique.
Il évoque enfin le rôle de la femme envers l’homme dans le cadre du mariage.
Bref, cela fait beaucoup ! Beaucoup trop ! En peu de pages et avec un mélange de style trop audacieux sans doute et puis cette fin brutale déconcertante !
Toujours est-il que la lecture est fluide, et il a déjà, malgré son jeune âge, ces bonnes critiques acerbes et sarcastiques qu’on adore tant. Il a également ses métaphores de folies qu’on ne devrait pas tenter quand on est jeune et qu’on doit se faire connaitre, n’est-ce pas admirablement charmant et fantaisiste que cette description des araignées dans la chaumière ? « On prétend que les araignées vécurent si longtemps en paix, qu’elles se rassemblèrent un jour pour faire un constitution, mais qu’elles s’arrêtèrent à l’article qui devait consacrer la liberté individuelle des mouches » il faut vraiment être fou pour écrire ça et vouloir se faire un nom, mais il ose, il ose ! (moi j'adore) - J’aurais aimé qu’il continue un peu dans le domaine fantastique tant il a cette imagination drôle et fantasque.