Il sait la partie perdue d’avance. Malgré le soutien indéfectible de sa garde rapprochée se réduisant comme peau de chagrin, aucune échappatoire possible. En cette soirée d’octobre 2011, terré dans une école bunkerisée, il s’isole et repense au chemin parcouru depuis sa naissance, lui le fils de bédouin devenu roi, « l’enfant béni du clan des Ghous venu de son désert semer la quiétude dans les cœurs et les esprits ». Impossible d’accepter la trahison d’un peuple auquel il est persuadé d’avoir apporté le bonheur. Bouffi d’orgueil, dévoré par une mégalomanie qui l’aveugle, Khadafi ne veut entendre aucune critique, aucune remise en cause : « Ce que je dis est parole d’Évangile, ce que je pense est présage. Qui ne m’écoute pas est sourd, qui doute de moi est damné. Ma colère est une thérapie pour celui qui la subit, mon silence est une ascèse pour celui qui le médite. »
Incroyable tour de force d’un Yasmina Khadra mettant en scène à la première personne, sans caricature ni manichéisme, le crépuscule d’un dictateur au bord de la folie.Un homme rongé par les psychotropes, au phrasé aussi halluciné qu’incantatoire.Un homme condamné qui va tenter un dernier baroud d’honneur avant la curée, et dont la fin pitoyable restera à jamais gravée dans les mémoires.
Les dernières pages sont d’une sublime intensité dramatique, traversées par un éclair de lucidité bien trop tardif : « L’orgueil est allergique à la raison. Quand on a dominé les peuples, on s’oublie sur son nuage. Mais qu’a-t-on dominé au juste ? Pour aboutir à quoi ? En fin de compte, le pouvoir est une méprise : on croit savoir et l’on s’aperçoit qu’on a tout faux. Au lieu de revoir sa copie, on s’entête à voir les choses telles qu’on voudrait qu’elles soient. » A travers la déchéance inéluctable d’un personnage digne de Shakespeare, cette dernière nuit du Raïs offre la vision apocalyptique d'un pays en plein chaos qui, en se libérant du dictateur honni, ne s'offrira pas pour autant un avenir tout tracé vers la démocratie, loin s'en faut.