Chris Kraus : le nom de l'auteur de La fabrique des salauds rappelle aux cinéphiles un très joli film sorti en 2006 : Quatre minutes. Le réalisateur n'a pas cessé de tourner mais ses autres longs-métrages n'ont pas eu l'heur de trouver le chemin des écrans français, y compris l'un des plus récents, Die Blumen von gestern, dont le sujet impliquait des chercheurs enquêtant sur l'Holocauste. Ce thème semble être une obsession majeure pour Kraus, dont un grand-père a été SS. La fabrique des salauds, traduction peu littérale de Das kalte Blut (Le sang froid), a été d'abord une ébauche de scénario, comme le confie le romancier dans sa postface, de ce qui est devenu un livre monstrueux à tous les égards, et pas seulement pour son poids épousant ses presque 900 pages. Ce long monologue d'un vieil homme hospitalisé s'adresse, en 1973, à un hippie suintant d'amour et de bienveillance (cela ne durera pas) qui représente les innocents lecteurs que nous sommes et qui vont découvrir, esbaudis, les exactions et les mensonges d'un opportuniste, frère d'un nazi convaincu, dans les moments les plus sombres du XXe siècle. La fabrique des salauds vient après de nombreux livres qui ont décortiqué l'engrenage qui fait d'hommes "normaux" des êtres sanguinaires, haineux et sans morale mais cet aspect-là, aussi "spectaculaire" soit-il, n'est pas le seul du livre de Kraus dont la deuxième partie explique, et ce n'est pas le moins horrible, comme ces suppôts d'Hitler se sont aisément recyclés dans l'administration allemande de l'après-guerre, y compris dans les services secrets avec pour le héros du roman des collaborations avec la CIA, le KGB, et même le ... Mossad. Le livre est aussi le récit d'un terrible triangle amoureux entre deux frères et leur sœur adoptive, pendant de très longues années. Le narrateur est un monstre irrécupérable mais c'est aussi un homme doté de sensibilité et c'est tout l'art de l'auteur que de parvenir à nous plonger dans la psychologie d'un individu qu'on ne voudrait côtoyer pour rien au monde et qui fascine tout de même pour sa capacité de survie et d'adaptation. Par ailleurs, La fabrique des salauds est aussi un livre férocement drôle, voire burlesque, dont les longueurs, il y en a évidemment, s'oublient face à la puissance narrative dégagée par cette prose sans cesse en émulsion. Ce n'est pas un roman que l'on peut aimer au sens strict du terme mais dont le tour de force littéraire est de ceux qui forcent le respect.

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le 4 janv. 2020

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