Avec "Animal Farm", George Orwell se situe dans un genre qui remonte à l'Antiquité: la satire politique utilisant des animaux pour faire ressortir les traits des hommes. Nous sommes en 1945, au soir de la deuxième grande boucherie mondiale mais à l'aube de la guerre froide. Orwell publie cette fable noire et cynique, aux faux airs de conte pour enfants, écrite avec une plume acérée qui entend dénoncer la trahison qu'est pour lui le stalinisme.
En Espagne, en 1939, Orwell a combattu sous les couleurs du POUM, un parti marxiste qui ne se reconnaît pas dans le communisme aux ordres de Moscou et regroupe marxistes libertaires et trotskistes. "Animal Farm" n'est certainement pas un roman de droite anticommuniste au sens où on l'entend trop souvent, mais une tentative d'explication de ce qui a pu se passer pour que les idéaux marxistes de liberté, d'égalité, d'émancipation et de progrès se retrouvent détournés par un régime totalitaire dont les dirigeants singent sans honte les manières de la bourgeoisie qu'ils prétendent combattre.
Dans la "Ferme du Manoir", le propriétaire, Mr Jones (l'équivalent de M.Martin en France, un patronyme générique pour une incarnation générique de la bourgeoisie capitaliste) exploite sans remords ses animaux qu'il ne voit que comme une source d'enrichissement. Mais dans la grange, un vieux cochon, Sage l'Ancien (qui représente à la fois Marx et Lénine), réunit les animaux le soir et se donne pour mission de leur faire prendre conscience de leur condition par ses discours percutants. Avec l'aide de deux cochons brillants et plus jeunes, Boule de Neige et Napoléon, il va organiser un soulèvement des animaux face à l'humain oppresseur. Le grand soir est une réussite, Mr Jones, sa femme et ses employés sont chassés par les bêtes révoltées, et sur l'ex ferme du Manoir, désormais rebaptisée ferme des Animaux, flotte le drapeau vert de la révolution animale.
Sage l'Ancien meurt dans les suites du soulèvement, et ce sont donc Boule de Neige et Napoléon qui ont la lourde tâche de guider les autres animaux dans leur nouvelle organisation. Au départ le travail collectif se met en place, et sous l'impulsion de Boule de Neige des travaux d'ampleur comme la réparation du moulin sont entrepris. Les conditions de vie des animaux semblent s'améliorer, ils travaillent sans compter (notamment le cheval Malabar, allégorie de la fraction la moins instruite du prolétariat qui se retrouve menacée par les démagogues de tout poil qui ont intérêt à la maintenir dans l'ignorance, là où le projet marxiste a pour but la formation intellectuelle de la classe ouvrière) en étant fiers de le faire pour eux mêmes et plus pour qu'un fermier en profite.
Mais bientôt Napoléon va se révéler comme l'allégorie de Staline que son nom laissait entrevoir. Lorsque les animaux avaient pris possession de la ferme, ils sont entrés pour la première fois dans la maison où vivait Jones, dans une certaine opulence. Napoléon a repéré une portée de chiots destinés à devenir des chiens de chasse, qu'il décide de cacher dans une pièce, et qu'il va élever en secret pour en faire ni plus ni moins que sa garde personnelle.
Lorsque les chiots sont devenus de redoutables molosses, Napoléon commence à mettre au point un complot, qui vise à saboter les travaux du moulin la nuit, pour finir par faire accuser Boule de Neige de traîtrise, et à lâcher ses chiens qui le poursuivent jusqu'à ce qu'il disparaisse. Si Napoléon, c'est Staline il est évident que Boule de Neige représente Léon Trotski, contraint par le dictateur soviétique à l'exil au Mexique (où les agents du NKVD finiront par l'abattre) et rendu responsable de tous les maux du pays, ce qui est bien pratique puisqu'il n'est pas là pour se défendre.
Napoléon va alors transformer progressivement l'utopie animale en une dictature personnelle. Il s'installe dans la maison, accompagné des autres cochons (les apparatchiks, dont un certain "Brille-babil" qui est la caricature de ceux qui étaient "plus staliniens que Staline" pour entrer dans les grâces du "Petit père des peuples") sous la garde de ses chiens.
Les commandements affichés sur la grange, reprenant en version animale les idéaux marxistes et libertaires d'Orwell qu'il a donnés à ses animaux se modifient peu à peu ("Tous les animaux sont égaux" devenant le mythique "Tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d'autres") et les tabous sont brisés les uns après les autres.
Les cochons se mettent à porter des vêtements, à se tenir debout, à faire preuve d'une violence de plus en plus grande envers les autres animaux. Quand Malabar le cheval devient faible et handicapé à force de s'être littéralement tué à la tâche à cause de son dévouement naïf, c'est le camion de la boucherie qui l'attend. Les cochons boivent l'alcool de Jones, fument ses cigares, leurs femelles mettent les robes de sa femme et de ses filles et ils se mettent à faire du commerce avec les humains, échangeant les produits de la ferme contre ces articles qui les distinguent du commun des animaux.
Et à la fin, comme le dit Orwell, lorsque les cochons ripaillent avec leurs nouveaux partenaires commerciaux, on ne distingue plus les cochons des hommes, autrement dit on est revenu au point de départ, capitalisme et aliénation comme au temps de Mr Jones.
Finalement la critique adressée ici au stalinisme est celle qui lui est souvent faite tant par les trotskistes, que par les marxistes libertaires et les anarchistes, celle de n'avoir absolument pas réalisé le communisme mais au contraire d'avoir remplacé le capitalisme privé par un capitalisme d'Etat. L'aliénation, la domination et l'exploitation n'ont pas disparu, ce sont juste les maîtres qui ont changé.
Bonus: "Animal Farm" a été adapté en téléfilm d'animation au Royaume-Uni peu après sa parution, dans un contexte de guerre froide où son thème fournissait un parfait support pour une oeuvre de propagande anti-soviétique. Même si cela se sent parfois notamment quand on voit quels fragments de l'oeuvre sont été simplifiés ou modifiés, ce dessin animés pour adultes (il est parfois très violent avec du sang, et des passages comme Malabar partant chez l'équarrisseur sont très durs) reste excellent pour l'époque notamment visuellement et restitue plutôt bien l'oeuvre d'Orwell. Par contre il n'est disponible qu'en anglais car il n'est ressorti que récemment des archives de la BBC.