2014, un bon cru, forcément, quand on a un nouveau Kundera alors qu'on n'osait plus rien espérer avant la mort de ce génie... On poursuit donc la tradition kundérienne : La Fête de l'insignifiance, c'est du pur Kundera. C'est une valeur sûre. Mais c'est un bon cru : qui dit valeur sûre, dit que la qualité est toujours au rendez-vous, car même la nouveauté porte la marque de fabrique du créateur... Et de manière incompréhensible, c'est toujours une réussite, c'est à la fois sûr et surprenant d'habileté, de subtilité. Bien loin des éternelles redondances nothombiennes soigneusement calibrées une fois l'an, le nouveau cru est ici imprévisible dans la date de sa venue au monde... Et dans les endroits où il nous emmène.
Kuku, il fait toujours un peu comme ça. Il prend des détails, il les avale, il les mastique, il leur fait prendre des formes terriblement variées, et il en sort plein d'idées, plein de conclusions merveilleuses en les recrachant après les avoir malaxées à loisir. Ces détails, ils viennent de loin - d'un nombril, d'une plume, ou encore de l'incontinence de Kalinine. Ils ont l'air de sortir de nulle part, de n'avoir aucun rapport entre eux, et de ne mener à rien, d'être simples prétextes à l'anecdote érudite et gratuite, et pourtant. Et pourtant, les différents détails se combinent peu à peu, trouvent leur aboutissement dans un des personnages, puis dans la situation, puis dans l'oeuvre entière, qui tire au maximum le fil des possibles que contiennent ces détails.
Finalement, le dernier Kuku porte parfaitement son nom : La Fête de l'insignifiance fête littéralement, délibérément, l'insignifiance. Kundera nous dit : l'insignifiance, parfois, c'est salutaire. La légèreté, si elle est insoutenable, est aussi ce qui permet la bonne humeur. La légèreté et l'insignifiance contiennent bien plus qu'elles ne semblent contenir. Sous leurs allures insouciantes, elles font l'objet d'une recherche, d'une étude, d'une enquête. L'insignifiance est terriblement signifiante sans en avoir l'air. La légèreté est d'une gravité insoutenable.
Kuku, lui et moi, c'est l'amour fou. Quoi que je lise de lui, je retrouve toujours cette patte, cette faculté inouïe de déceler voire de créer de la complexité, des paradoxes, incarnés dans des personnages. Du coup je radote un peu dans mes critiques kundériennes, mais il faut bien rendre hommage à son style, à ses thèmes, à son écriture, merde quoi.
L'insignifiance comporte aussi sa part d'ombre, l'insignifiance étant la manifestation la plus criante de notre rapport contemporain au monde tout aussi contemporain. Démonstration, s'il en fallait une autre, de la virtuosité de Kundera qui déploie les événements en les montrant sous toutes leurs coutures, sans choisir une solution, mais en en proposant plein. Une multitude d'interprétations, qui se ficellent peu à peu pour composer un ensemble cohérent, un château de cartes qui par miracle ne tombe jamais - c'est le sens aussi d'une idée qu'il attribue à Staline et qu'il emprunte à Schopenhauer (Schopi pour les intimes), à propos d'un monde infiniment malléable selon la représentation unique qu'en a chaque individu. L'absence d'univocité, la richesse, le nombril dénudé des Parisiennes issues du vagin arborescent d'Eve, la chute d'une plume entre les doigts d'une veuve gaie, la tendresse cynique de Staline dans sa toute-puissance quand il donne à la ville de Kant le nom de son camarade incontinent.
C'est très court, très prenant. La fausse simplicité de l'écriture kundérienne qui sollicite le lecteur. Ça s'avale en deux temps trois mouvements. Un grand vin qui se cache sous la notoriété de son château.
La quatrième de couverture parlait de synthèse, au sens où La Fête de l'insignifiance résumerait l'oeuvre de Kuku tout en allant plus loin. Comme on parle d'un mort et d'une oeuvre posthume déterrée d'une malle secrète... Je serais tentée pour ma part de parler d'inscription dans la continuité. Mêmes colonnes, différents bâtiments, tous uniques, tous solides et beaux... Il n'est pas encore mort, pourquoi vouloir l'enterrer si vite ?