« Le fardeau du désir des hommes impossible à rassasier »

Le roman post #metoo par excellence. Une jeune fille canon, venue demander de l’aide pour trouver un logement, se fait entreprendre par le maire. Qui propose, tant qu’à faire, de lui obtenir un job. Oui, mais le job en question est dans un casino où les filles sont employées comme « hôtesses », quasiment des call girls, des « filles qu’on appelle » donc. Et le maire ne va pas tarder à s’y pointer, pour obtenir son dû.


Bon. Côté histoire, disons-le d’emblée, j’ai trouvé ça invraisemblable. Que la fille, la première fois, se laisse faire, tétanisée par la surprise, je veux bien, je pense vraiment que ça existe. Mais qu’elle continue à faire ce qui la répugne, simplement pour garder une chambre et un job – alors que papa habite pas loin ? Tanguy Viel fait son possible pour rendre la chose crédible. En vain. Quand elle se tape le TGV vers Paris pour venir faire une gâterie de 19 mn à monsieur, qui n’a même pas l’élégance de payer la chambre, c’est too much. #metoomuch.


Il y a aussi le papa, le pathétique boxeur qui ne voit rien de ce qui se passe sous ses yeux. Quand il vient récupérer ses gants de boxe pour aller frapper son ancien employeur, on touche au ridicule (rappelons que les gants sont faits pour atténuer l’impact des coups : où est la logique, quand ce qu’on veut c’est défoncer un bonhomme ?). Sur la fin, Tanguy Viel nous dit que lorsqu’on veut porter plainte pour harcèlement sexuel, mieux vaut être moralement irréprochable, ne pas avoir posé nue dans des magazines par exemple. Pas la révélation de l’année.


Tout cela se passe en Bretagne, comme Article 353 du code pénal, sous la forme d’une confession à des flics, comme le précédent opus de Viel était une confession à un juge d’instruction. J’aime ces invariants, qui contribuent à forger un style. L’histoire du pauvre type qui s’est fait arnaquer, perdant ses économies d’une vie entière, était tout de même bien plus crédible que celle-ci. Il y a aussi le personnage de Franck, le gérant cynique de casino en costume blanc, qui m’a semblé assez caricatural. Et daté.


En ce qui concerne le fond, c’est donc assez mauvais. Ce qui sauve le roman, c’est la forme, car c’est diablement bien écrit. Et comme pour moi la forme prime sur le fond, j’ai tout de même eu plaisir à la lecture de cette Fille qu’on appelle. J’aime bien ouvrir au hasard et voir si je trouve une pépite. Page 109 :



Car il n’y a pas de boxe sans colère, n’est-ce pas, or c’était cela même dont le cours semblait s’être effondré à l’intérieur de lui, oui, quelque chose comme un krach boursier que rien ne laisse présager et qui tombe follement sur la place de New York ou de Londres, ainsi que sa colère chue à son plus bas étiage [j’aime bien ça], à moins qu’elle ne se fût simplement déplacée, mais cela, elle ne le savait pas encore, que cet adversaire à la mâchoire si large, au corps si huileux, tout cela n’avait pas été l’ennemi à abattre, puisque désormais l’ennemi avait un costume noir et une cravate différente tous les jours, l’ennemi il l’avait eu à portée de poings des mois durant et au lieu de ça il lui avait souri et il l’avait conduit à travers la ville, en lui apportant chaque jour un peu plus la tête de sa fille sur un plateau d’argent.



Même si je ne comprends pas trop le « chaque jour un peu plus » pour une tête qu’on apporte, j’apprécie ces longs méandres à la Proust, loin de la norme qui s’est longtemps imposée des phrases courtes à la Duras. On en revient il me semble.
Allez, un autre, page 148 :



Et en un sens il avait raison, qu’en même temps qu’on le traiterait, lui, Le Bars, de salopard, on ne pourrait s’empêcher de la traiter, elle, de pute, et qu’en le disant chacun ferait pencher la balance du côté des forces de la nature, c’est-à-dire le fardeau du désir des hommes impossible à rassasier, et la mesquinerie des femmes à en profiter.



Le fardeau du désir des hommes impossible à rassasier : voilà. Là, on touche au fond du problème. Cette différence, physiologique, entre le désir masculin et le désir féminin. Une différence qui n’est pas que qualitative, quantitative aussi. Voilà le défi posé aux hommes comme aux femmes, que les hommes résolvent de la pire des façons lorsqu’ils traitent les femmes comme des objets sexuels. Quant aux femmes, c’est vrai, lorsque tant de femmes ont avoué avoir couché avec l’adipeux Harvey Weinstein pour avoir un rôle, je n’ai pu m’empêcher de me dire : « mais tout, de même, elles n’y étaient pas obligées, si ?... ». Et je connais bien des femmes qui ont pensé ça. Oui, l’un est un salopard, car il utilise son pouvoir pour obtenir du sexe, mais les autres ne sont pas loin d’être des putes. Et tant pis si c’est politiquement incorrect de le dire. Pas étonnant que la mordante Blanche Gardin ait mis les pieds dans le plat : « la question que je me pose, c’est : ‘est-ce que nous, les actrices, on va encore pouvoir coucher pour avoir un rôle ?’... non, parce que sinon il faut passer des castings, apprendre les textes et on a pas le temps ! ». Délicieux.


Si Tanguy Viel y va franchement du côté du salopard, il est beaucoup moins clair du côté de la pute, qu’il présente plutôt comme une victime sans parvenir vraiment, donc, à convaincre.. En fait, les deux sont des victimes. Des égarés. Dommage que l’auteur n’ait pas un peu plus creusé cette piste-là, s’en tenant à un propos finalement assez convenu. Mais bien écrit... et je préférerai toujours un propos banal exprimé dans une forme savoureuse que l'inverse, cas bien plus fréquent. De livre en livre, Tanguy Viel impose sa petite musique, qu'on a envie de retrouver.

Jduvi
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le 6 févr. 2022

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