Au moment de coller à ce roman des étiquettes, j'ai bloqué. Au-delà de "littérature américaine", blocage complet. Tellement typique de la littérature de Joyce Carol Oates ! Avant la lecture, on ne sait pas de quoi parle le roman ; pendant la lecture, on cherche à savoir de quoi parle le roman ; après la lecture, on n'est pas bien sûr de savoir de quoi parle le roman mais on est sûr d'une chose : on n'oubliera pas le roman. Là est le talent de l'auteure.
Joyce Carol Oates écrit sur la haine ; elle y excelle.
Joyce Carol Oates écrit sur les névroses de la société américaine.
Mais Joyce Carol Oates écrit avant tout sur la femme.
Elle écrit aussi sur l'homme, mais d'abord sur la femme.
Ici, la femme, c'est Alma.
L'âme de ce roman, c'est Alma.
En latin, Alma signifie "nourricière, bienfaisante, aimante, encourageante" ; étrange de ce fait qu'elle soit embauchée comme "assistante" ou plutôt comme "femme-à-tout-faire" par Joshua Seigl, un essayiste et romancier, fortunée figure de proue de l'élite new-yorkaise.
Seigl est d'ailleurs surtout renommé parce qu'il traduit Virgile du latin à l'anglais.
Alma est simple, pas éduquée, basique ; elle est pourtant une ressource pour Seigl.
Aussi mystérieuse qu'une divinité, elle surgit de nulle part ou plutôt de l'Enfer - quelque part en Pennsylvanie, au pays des mines chaudes où se consume la misère.
Alma est tatouée, marquée d'étranges dessins informes qui sont autant de stigmates.
Alma intrigue, séduit, fascine, répugne tour à tour ; elle est comme ces anti-héroïnes qui nous en apprennent beaucoup sur nous-mêmes.
Que raconte "La fille tatouée" ? Beaucoup en peu de pages. La Fille tatouée est clivante, inutile et indispensable à la fois. Elle se trouve souvent au mauvais endroit au mauvais moment. La Fille tatouée est manipulée, exploitée, influencée, utilisée. La Fille tatouée est la femme.
Comme toujours avec Joyce Carol Oates, il y a d'abord l'uppercut de l'écriture qu'on prend en pleine face. C'est tellement corporel, physique, métabolique que le malaise s'installe. On est subtilement un cran au-dessus de la crudité, on est dans la brutalité.
Le lecteur est voyeur, le malaise se poursuit et ne le quittera pas : fascination, répulsion, fascination, répulsion... Tout le monde n'apprécie pas, ça se comprend, moi je suis fan. Peu d'auteurs contemporains me chahutent de la sorte, m'expulsent de ma zone de confort tout en me faisant le cadeau d'une littérature de grande classe.