Édifiant à plus d'un titre, l'ouvrage d'Eva Illouz aura surtout le mérite d'éclairer d'une dimension inaperçue ou trop oubliée le phénomène dit de "gouvernementalité algorithmique" (terme emprunté à Antoinette Rouvroy et Thomas Berns) auquel (pour ne citer que les plus importants) des auteurs comme Alain Supiot et Bernard Stiegler auront révélé à quel point il subsume et enferme dans sa chape d'irréfragable négativité l'époque et les sujets qui y vivent.
Cette dimension c'est la sexualité. On l'avait oublié à force d'y être quotidiennement exposé dans toutes les formes qui en font l'exploitation publicitaire, dans les industries de l'image et des loisirs qui se sont emparées de l'art et du cinéma, mais aussi dans la médiatisation du sujet même de la sexualité. La libération sexuelle aura permis d'en faire un sujet sociétal (grâces en soient rendues aux mouvements féministes et homosexuels). Mais Eva Illouz rappelle que ces conquêtes ne viennent pas seules : libéré de la religion et de l'emprise patriarcale, "le corps hédonique biologique devint le principal objet et la cible d'une troisième grande force culturelle, la sphère des loisirs et de la consommation." Les techniques de promotion et de valorisation du corps sexualisé sont indissociables de l'émancipation qui permet aux sujets de vivre librement leur désir. Ainsi, l'idée de performance de soi s'impose-t-elle, comme si la disparition des normes avait créé un appel d'air rendant insupportable l'idée d'un vide en soi. Eva Illouz cite à ce propos Kojève, mais s'il convient de reconnaître que le sujet du désir est un vide qui aspire au plein c'est aussitôt pour mesurer tout ce qui sépare le sujet contemporain, libéré de la norme des sociétés antémodernes, contraignante voire répressive, du désir où se révèle une aspiration positive du négatif. Là, c'est le contraire, et c'est la thèse défendue par Eva Illouz : l'individu-sujet de la modernité est celui du choix, mais il est aussi celui du non-choix. On pourrait ajouter en nous appuyant sur Annie Le Brun et Bernard Stiegler qu'il est aussi celui du non-désir.
Car dans le régime du "capitalisme scopique" (merveilleuse formule qui dit notre dette infinie à l'égard de Guy Debord), le non-choix est le pendant arithmétique du choix. C'est l'application Tinder qui en fait la démonstration en offrant à l'utilisateur la possibilité d'écarter d'un geste de la main les profils qui ne l'intéressent pas. Cette opération d'évaluation visuelle, conçue à des fins de choix, aboutit à un pur acte de consommation qui finit par rendre l'idée même de choix totalement vaine et creuse. Les sujets sont tiraillés entre des prescriptions d'attractivité qui les poussent à se valoriser, à mettre en scène leur image, et une méfiance (probable pendant à cette mise en scène) ou une incertitude qui est peu ou prou celle que les entrepreneurs doivent affronter lorsqu'ils se lancent à l'assaut du marché. C'est pourquoi est apparu le sexto : montrer un objet comme un sein ou un sexe est le plus sûr moyen de pallier à l'absence de fiabilité des individus : "La visualisation et la sexualisation du corps dissocient le corps du moi ; il devient l'objet d'un regard rapide et instantané, et c'est l'organe qui constitue dès lors l'objet de l'interaction."
Mais le non-choix ne se limite pas à ces modalités de réduction organique, il est aussi une façon d'appréhender la vie ("a way of life" dirait-on dans l'éructation angliciste qui sied à tout propos sérieux). Il touche à la non-relation, au-delà du choix, à la remise en question de ce qui, passé par les filtres rigoureux de l'évaluation, aurait dû nous assurer d'une conformité à notre désir authentique. Eva Illouz multiplie les exemples de patients déphasés, d'enquêtés en pleine confusion. Un psy révèle : "Des liens apparemment intenses qui tournent subitement court avec peu ou sans signes avant-coureurs sont devenus la NORME." (capitales dans le texte). Les gens se retirent pour un rien : une chemise à fleurs, un mot en trop, un pet de travers. Tout semble liquide. Eva Illouz cite Bauman. L'idéologie du choix et de l'affirmation de soi rencontre l'absolue inconsistance. C'est là qu'on pense à Stiegler : "Tel est le prix du nihilisme total, de la désintégration en quoi consiste le nihilisme accompli qu'est le capitalisme totalement computationnel, et où plus rien ne vaut - puisque tout est devenu calculable." (La Société automatique). Mais l'inconsistance, l'incertitude, la versatilité ne sauraient au fond se défaire de la performance du moi si tant est que le moi est aussi et d'abord une instance en souffrance. Souffrance qui passera par la voix du thérapeute pour affirmer une impérieuse et absolue nécessité de reconnaissance. Le marché des corps produit une interchangeabilité. Cette interchangeabilité génère une souffrance, qui produit une exigence de reconnaissance qui produit un "droit de retrait". "Dans une interaction sentimentale-sexuelle, la personne négocie (ou non) la capacité de l’autre à maintenir ou même à accroître son estime de soi. Les stratégies de protection de l’estime de soi impliquent un non-choix, le retrait d’une relation (potentielle) où le sujet craint de ne pas être assez valorisé. Autrement dit, la défection est un acte performatif par lequel les acteurs affirment leur estime de soi et compensent une éventuelle dévaluation." La boucle est bouclée.
Les témoignages recueillis par Eva Illouz donnent ainsi à comprendre pourquoi les femmes qui souhaiteraient d'autres types de relation en reviennent finalement au sexe. Même si le problème avec les hommes c'est qu'ils "abordent les femmes comme des objets sexuels", il est plus simple (comprendre plus économique) de s'en contenter que de poursuivre l'inaccessible quête de relations consistantes, quête qui n'aboutira qu'à un surcroît de souffrance, de déception, et de risque pour votre autonomie. Certains cas cités sont particulièrement édifiants : tel celui d'Arnaud, 63 ans, haut fonctionnaire dans un ministère. Type même de l' "hyper-sujet" (macronien ?) rompu à toutes les formes de réseautage et considérant que la femme parfaite est celle qui, une fois l'affaire accomplie, dégage sans demander son reste (ni laisser son numéro). Le même déclare le plus naturellement du monde "détester le sexe pour le sexe" et apprécier les véritables relations. Seulement voilà. Les femmes ont ceci d'étrange qu'elles ont besoin de savoir où elles vont. Pire : elles n'aiment pas être mises en concurrence (l'hédonisme sans limites les effraie un peu). Ce brave Arnaud ne croit pas que l'amour puisse durer, dans le monde de la nouveauté intégrale et intégralement accessible, rien ne dure. Mais il oublie que ce monde n'est conçu que pour satisfaire les individus qui correspondent à son profil de vieux mâle dominant, et uniquement ceux-là (ce qui en laisse de côté beaucoup d'autres, notamment la plupart des femmes qu'il consomme en feignant de croire qu'elles sont libres de faire comme lui : parfait exemple de ce que d'aucuns, intellectuel engagé du XXe siècle, qualifiaient en leur temps de "salaud").
Pour compléter le panorama, il y a ces propos de Ralph : "Il me semble que c'est devenu très compliqué d'attirer l'attention d'une femme. Elles ont toutes l'air complètement absorbées par leur téléphone portable, leur page Facebook, Instagram, et par tout ce que les gens disent d'elles. Elles vérifient constamment leurs mails." ou le cas d'Ambroise, dont le divorce a pour cause son "amour des belles femmes" (ayant épousé sa femme pour sa beauté, il s'est plus tard rendu compte qu'elle était une personne : avec un caractère de merde), celui d'Adam qui ne peut pas présenter son amie (avec qui il noue une relation durable et harmonieuse) parce que "même jolie" elle est un peu potelée et enfin celui d'Angie, qui renonce pour un temps à la relation parce qu'elle en a marre de recevoir des dick pics dès qu'elle se connecte sur Tinder.
Alain Supiot nous avait prévenus dans sa Gouvernance par les nombres : l'idéalité algorithmique procède d'une longue histoire et cette histoire est celle d'une volonté effrénée de négation, d'oubli du dogme au cœur de la règle. Ce dogme est celui du Marché et le Marché n'a qu'une logique d'instrumentalisation qui n'épargne ni les institutions (l'État) ni les sujets. Cette instrumentalisation passe par une raison elle-même instrumentalisée sous la forme de la pensée computationnelle qui tire son origine de la cybernétique. C'est cette "pensée" computationnelle qui produit la gouvernementalité algorithmique comme une façon d'instituer le calcul en lieu et place de la pensée humaine, faillible mais située. Au contraire, la gouvernance (ou la gouvernementalité) par les nombres est une façon de gouverner dissimulée derrière la fiction d'une raison purement instrumentale, donc objective et non partisane. Mais qu'y a-t-il derrière ? La réponse, plus simple et effrayante que celle qui ferait des méchants capitalistes les agents d'un complot mondial, c'est rien. Nihil. Face à ce rien les vieux slogans gauchistes prennent le tour de comptines pour enfants. Car le rien qui porte les croyances des dirigeants technophiles a la force vertigineuse et inarrêtable d'un moteur qui produit lui-même la dynamique aveugle et folle qui l'entraîne vers l'abîme : au-delà des perversions liées à l'argent, au-delà de de la raison et du cœur humains.
L'algorithme impose son règne partout : sur les places fortes du numérique où flotte l'étendard cinglant des GAFA mais aussi sur la chose publique, les domaines (que l'on croyait) réservés de l'État. Justice, sécurité, industries, santé, assurances, sans parler de la finance... Tout y passe. Jusqu'aux relations où l'on voit les fantastiques progrès qu'il occasionne. C'est pourquoi on lira ce livre non comme un nième essai de sociologie des relations amoureuses, mais comme une pièce à rapporter au portrait composite de ce phénomène totalisant et totalitaire auquel le capitalisme a donné naissance pour consommer son agonie (en y consumant l'humanité). Il s'agit au fond du portrait d'une époque, que Supiot, Stiegler et d'autres ont contribué à dresser, celle de l'Anthropocène, comme "l’ère du capitalisme industriel au sein duquel le calcul prévaut sur tout autre critère de décision et où, devenant algorithmique et machinique, il se concrétise et se matérialise comme automatisme logique, et constitue ainsi précisément l’avènement du nihilisme comme société computationnelle devenant automatique, téléguidée et télécommandée". (Bernard Stiegler, La Société automatique).