- Peut-on approuver cette phrase de Nicolas Poussin : "La fin de la peinture est délectation" ?
Beaucoup de gens s'exclament : la beauté est périmée ! L'art doit être accessible à tous, descendre de son piédestal, circuler dans les rues, entrer dans les cités HLM. L'art doit se plier aux temps démocratiques postmodernes. L'art doit "changer la vie" !
Joseph-Emile Muller, professeur, historien et critique d'art, analyse la situation dans les domaines de l'art et du pseudo-art. Il défend les valeurs de l'esthétique et les qualités spécifiques de la peinture.
"La critique d'art se croit de moins en moins appelée à porter des jugements. Elle "décrit une démarche", "décode un message", fait valoir un artiste (ou le contraire d'un artiste). En Allemagne, les nazis avaient aboli la critique d'art. Selon eux, celui qui voulait parler d'une exposition devait non pas juger les œuvres, mais les commenter. Qui eût imaginé qu'une telle attitude serait un jour librement adoptée par ceux-là même dont la fonction est de juger ?
Rien évidemment n'est plus difficile, ni ne comporte plus de risques."
"S'il y a une chose que l'histoire de l'art nous enseigne, c'est que dans le domaine de la beauté plastique il n'existe pas de règles. Du moins pas de règles qui valent pour toutes les catégories d'œuvres. Alors sur quoi fonder un jugement ? En premier lieu, sur la sensibilité. Si elle est riche, profonde, ouverte, éduquée par une vaste information et un goût exigeant, soutenue par une imagination capable d'épouser celle de l'artiste, il y a des chances pour que le jugement soit lucide, convaincant. Mais un jugement inspiré par la sensibilité n'entraîne pas nécessairement l'adhésion de chacun. D'où la tendance à chercher d'autres critères qui soient plus vérifiables, moins subjectifs, et le recours par exemple à celui de la nouveauté."
"Quelles soient dues à Sumer, à l'Egypte ou à la Grèce, à l'Afrique noire ou à l'Europe médiévale, à la Chine ou à l'Amérique précolombienne, à la Renaissance ou au XXe siècle, les œuvres d'art les plus significatives se ressemblent sur un point capital : elles matérialisent une certaine idée de ce que longtemps on n'hésitait pas à appeler la beauté, alors qu'aujourd'hui aucun terme n'est plus abhorré par l'avant-garde que celui-là."
"C'est cette beauté qui garantit finalement le pouvoir d'émotion de l'oeuvre d'art."
"La création artistique possède sa réalité propre. S'il arrive que celle-ci soit profondément marquée par la civilisation dans laquelle l'artiste a travaillé, elle ne se réduit pourtant jamais à un simple reflet de cette civilisation. Elle ne se réduit pas à ce que peuvent découvrir l'histoire, la sociologie. Elle ne se réduit pas davantage (il ne faut pas se lasser de le répéter) à ce qu'y découvre la psychologie ou l'analyse thématique."
"Quel que soit le type de société que les politiciens ou les philosophes imaginent, moins on y réservera de place à l'art, plus il faudra parler d'aliénation. L'homme nécessite continuellement d'être humanisé, et l'art est l'un des principaux moyens qui peuvent servir à cette fin."
"L'homme tel qu'il apparaît à travers les grandes réalités artistiques, que celles-ci soient figuratives ou abstraites, n'est pas en définitive une créature qui déçoit, qui nourrit le pessimisme nihiliste, mais un créateur dont la profondeur psychologique et les pouvoirs honorent l'espèce et peuvent réconcilier avec son destin."
"L'art montre au surplus que l'humanité est moins divisée qu'elle ne le paraît. Il offre la possibilité d'établir une communication entre des hommes que séparent aussi bien les conditions sociales que les conceptions philosophiques, religieuses ou politiques. Tandis que les idéologies sont des ferments de discorde qui conduisent facilement à l'hostilité intransigeante, l'art invite à la fraternisation. Non en masquant les contrastes mais en les dépassant, en leur opposant des valeurs qui finissent par les rendre négligeables, et presque dérisoires."