Pour public averti. Autant prévenir d'emblée, même si les premières pages mettront dans le bain les moins attentifs. J'ai souvent retrouvé Harry Crews mentionné aux côtés d'un Jim Thompson ou James M. Cain, soit 3 fleurons du noir à l'américaine. Celui des régions reculées, des cloaques à ciel ouvert et des personnages imprévisibles. La curiosité me poussa donc vers La Foire aux serpents, souvent regardé en tant qu'acmé du style Crews, plus orienté vers les "rednecks", habitants pauvres d'un sud rural particulièrement éprouvant. La traversée est mémorable, sans aucun doute.
Il n'y a pas d'intrigue à proprement parler, un fil rouge tout au plus (la fête des crotales). Le reste est un panorama des moins égayants. Commençons avec le personnage principal, Joe Lon alcoolique patenté, mari violent et père absent. Rude ? Attendez de voir la suite, entre le père qui dresse les chiens au combat avec cruauté, la sœur recluse, le meilleur ami irresponsable ou le shérif dépravé. Arrivé au bout, l'empathie n'aura filtré qu'au travers de Beeder (la frangine détraquée) et Lottie Mae, adolescente afro-américaine victime du racisme ordinaire et de la sauvagerie environnante. Le mot est faible.
La lecture est rapide mais difficile. La grosse différence avec L'assassin qui est en moi ou Pottsville, c'est que Thompson arrive admirablement bien à flouter la ligne entre témoin et complice chez son lecteur. Dans la Georgie profonde vue par Harry Crews, difficile de ne pas se sentir étranger face aux comportements de...allez 90 % des humains répertoriés. Ce qui cause quelques tracas, à force de scènes eruptives, dégoûtantes ou simplement insoutenables. Cependant, il n'est pas facile de décrocher. Le réflexe est humain, on aime regarder l'abime tout en craignant la chute. Rien à faire, on continue de regarder.
La prose est directe, sans fioritures, conférant par bribes un peu de relief à ces âmes damnées ou résignées à un déterminisme crasseux. Même à Joe Lon, pur produit de son environnement radioactif, monstre pathétique qu'on sent au bord de l'implosion...en permanence. L'ironie étant que la toute fin a tout de la libération, pour Joe Lon et son "partenaire" (nous). Comme quoi, même le rebondissement le plus inattendu sonne presque comme le seul acte un tant soit peu raisonnable au milieu d'une région abandonnée aux pires enfers.