C’est la France de la fin des années 50, début 60 que l’on redécouvre à travers les yeux de Beauvoir, des yeux soudainement devenus anti-français, sous les révélations qui n’en finissent plus des exactions de l’armée et des colons en Algérie. C’est effectivement la guerre d’Algérie qui structure ce 2e tome – la prise de conscience du temps qui passe en étant l’autre soubassement – et le ton dysphorique est un fil conducteur inédit dans ses Mémoires. Il est difficile de ne pas établir des ponts entre la situation de son époque et la nôtre – la crise israélo-palestinienne provoquant une rupture profonde similaire à celle qu’a pu provoquer la guerre d’Algérie en 1960. Fidèle à sa méthode d’écriture, Simone de Beauvoir nous transporte de la sphère privée à la sphère publique en l’espace d’un paragraphe, sans trop ordonner ses souvenirs, comme elle le déclare elle-même, afin de reproduire le plus fidèlement possible la succession erratique des événements de son existence. L’irrégularité de la forme a eu une incidence plus marquée dans ce tome sur la régularité de mon intérêt, et j’ai par moment tourné les pages avec un peu plus de vigueur qu’à d’autres. Mais de nouveau, je suis éblouie par la puissance intellectuelle qu’elle déploie dès lors qu’elle envisage de manière réflexive son activité d’autrice et de mémorialiste, et de nouveau, c’est l’épilogue qui retient le plus mon attention. Revenant sur ces quelques années de désenchantement, elle y exprime un pessimisme que je ne m’attendais pas à trouver en commençant les Mémoires d’une jeune fille rangée, mais qui épouse parfaitement son évolution politique et son angoisse personnelle face à la mort : la guerre d’Algérie a achevé de la délier de ses contemporains français et de son milieu de naissance, et les morts successives de ses proches lui font prendre conscience de l’imminence de sa propre disparition – ou du moins de celle de Sartre. L’amertume contenue dans tout le tome éclate dans l’épilogue avec une lucidité et une rigueur intellectuelle qui m’émeuvent à chaque fois – et cette clausule n’a pas fait exception. À lui seul l’épilogue justifie tout cet ouvrage, à elle seule la dernière phrase justifie les Mémoires de Beauvoir.