La Forêt sombre
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La Forêt sombre

livre de Liu Cixin (2008)

Quand l'homme devient un trisolarien pour l'homme - partie 2

[Attention, je divulgache] Dans La Forêt Sombre (黑暗森林), Liu Cixin (刘慈欣) fait évoluer l'histoire et le propos des Trois Corps (三体) par le biais d'un changement de style du récit. Ce deuxième tome est structuré à la manière d'un compte à rebours vers une fin qui semble inéluctable, avec, pour chaque chapitre, une variété de point de vue tout au long d'une année clé. La première partie est un futur au plus proche de notre présent. La deuxième partie montre un futur radicalement différent où Liu Cixin se permet bien davantage de libertés. Cependant, le roman a beau avancer et la rencontre fatidique avec les trisolariens se rapprocher, ces derniers restent silencieux quasiment tout le roman. Quelques paroles par le biais des intellectrons au début et à la fin du roman, quelques sillages lointains et une gouttelette sont les seules bribes de cette civilisation sur lesquels Liu Cixin s'attarde dans cet opus. Les humains restent son sujet. Plus encore qu'au premier tome, il fait preuve d'un profond nihilisme, voire d'une détestation profonde pour l'humanité qui dans son livre enchaîne les choix désespérés qui échouent les uns après les autres. Une humanité médiocre qui passe son temps à se bercer d'illusions avant de s'effondrer psychologiquement à mesure que s'effondrent ses illusions.

En effet, c'est quelque chose de particulièrement marqué, mais parfois dans ce tome avec un ton très paternaliste, notamment dans la deuxième partie du livre et en particulier durant la « Bataille sombre ». C'est quelque chose qui me plaît moyennement, car j'ai du mal avec la prétention de l'auteur à se placer au-dessus de cette masse qu'il a bien l'air de haïr copieusement. Il écrit ainsi une humanité naïve, enfantine qui se berce d'illusion et qui est prête à se donner à des guides, des pères, des dieux, mais surtout des sauveurs plus ou moins crédibles. Ceux-ci sont incarnés par les colmateurs mais aussi par Zhang Beihai, considérés comme les vrais adultes de ce conflit. Plus le roman avance, plus Liu Cixin me semble exprimer un mépris assez profond pour cette humanité. D'ailleurs, parmi les moments les plus beaux et tragiques du récit, il y a ces moments où les colmateurs et Zhang Beihai sont mis face aux limites de leurs plans. Des limites en termes de ressources et d'avancées technologiques, mais surtout des limites, car ils restent encore humains, au moins un petit peu, ou parce qu'ils continuent de dépendre d'une humanité qui peut vite passer de l'adoration à la détestation. Une humanité qui a besoin qu'on lui mente pour la sauver. D'ailleurs, c'est énoncé clairement au début du roman, le mensonge est central à ce deuxième tome, c'est la clé pour sauver l'humanité, autant des trisolariens que d'elle-même.

Tout ce rapport à l'humanité est lié aux « lois universelles ». Des lois cryptiques quand elles sont énoncées au début du roman, qui infusent l'ensemble récit et qui sont explicités d'une manière, on ne peut plus didactique à la fin. Elles sont les clés de la réaction à adopter pour la Terre face à Trisolaris et même plus largement du comportement qu'il faudrait avoir face à toute autre civilisation dans l'univers. Et cet aspect universel que leur donne Liu Cixin me dérange particulièrement. C'est une manière pour Liu Cixin de parler au travers de la science-fiction de Relations Internationales et de théorie de la dissuasion. Cependant, sa vision est simpliste -tristement simpliste. En effet, sa logique est celle d'un sentiment d'obsidionalité poussée à un tel extrême que l'on dirait du Darwinisme social. Pour reprendre la métaphore de Luo Ji, personnage principal de cet opus, le monde est une lutte sans merci, il est peuplé de chasseurs prêts à tirer et c'est tué ou être tué. Il refuse de considérer la pertinence de tout autres formes de relations entre civilisations. Ou presque. Il considère qu'on ne peut jamais être sûr des intentions des autres et de l'évolution de leurs forces dans le temps, et par conséquent, dans le doute, il vaut mieux tirer les premiers, sans faire de quartiers. Il porte sa logique à un tel extrême qu'un « dommage collatéral » c'est toujours mieux qu'un risque potentiel, et ce, peu importe la gravité de ce dommage.

Ainsi, cette infantilité humaine que décrit Liu Cixin dans ce roman, viendrait du fait qu'elle ne suit pas ces lois, voir qu'elle refuse consciemment de partir sur cette voie. C'est pourquoi il s'amuse, avec un certain mépris, à la voir « donner de la civilisation aux jours quand elle ne peut plus donner de jours à la civilisation » (ce qui est pourtant une belle idée) pour mieux la torturer lors d'une « ultime bataille » désastreuse aux allures d'apocalypse face à une simple sonde trisolarienne. Les colmateurs ou Zhang Beihai sont au contraire considérés comme adulte, car ils ont commencé à comprendre cette « vérité » avant les autres. C'est donc une vision du monde assez simpliste et bien pratique pour justifier les comportements les plus violents.

La fin apporte tout de même une nuance menant à la fin de ce conflit, même si c'est par un malheureux hasard. Humains et trisolariens se retrouvent « condamnés » à vivre ensemble. C'est une sorte d'héritage des agissements de Ye Wenjie dans le tome précédent. En parallèle, le Guetteur 1379, découvert le temps d'un chapitre dans le tome précédent, ce trisolarien pacifiste et heureux d'une telle fin, réapparaît pour la conclusion courte et ironique, mais assez belle de ce deuxième tome, dont il est probablement le personnage le plus humain.

Cela dit, certains personnages féminins ne sont parfois que de simples fantasmes masculins assez paresseux. La pire incarnation de cela étant Zhuang Yan, un personnage ne servant qu'à coller aux fantasmes de Luo Ji. Et c'est tout. Ce qui est un peu limité comme caractérisation.

Ainsi malgré ce dernier point et ce regard devenant surplombant, à prendre de haut l'humanité au nom de grandes lois qu'il pose comme universelle alors qu'elles trahissent surtout une vision politique bien particulière, et qui -à mon sens- ne fait pas forcément envie pour dire le moins, il a le mérite de développer quelques idées très ambitieuses de science-fiction et de maintenir, au moins dans la conclusion, une certaine ambiguïté, ce qui en définitive me laisse sur un rapport profondément ambivalent vis-à-vis de cette trilogie à la fin de son tome 2. C'est sans compter le troisième et dernier tome où Liu Cixin décide, sans grande subtilité, de largement sortir de l'ambiguïté qui pouvait subsister à l'issue de La Forêt Sombre. J'en parle ici : https://www.senscritique.com/livre/la_mort_immortelle/critique/309091646

Noe_G
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le 15 août 2024

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