Alors, Bachelard. Honnêtement, je vais faire cette critique sans connaître le type. Je ne connais de lui que les accents circonflexes imaginaires sur lesquels mon prof de philo s'endort en prononçant son nom ("Bachelâââârd"), et peut-être un peu qu'il a bossé sur la science. Autrement dit, j'arrive en parfait ingénu quand on me dit que dans mon programme sur la science (en philo), il faut avoir lu et compris La formation de l'esprit scientifique.

Dur et long. Dans mon édition (Vrin), il fait 300 pages tout pile, mais quand on doit ficher ce truc, on se dit que douze chapitres ça fait un peu long. En effet, pour chaque chapitre d'environ 20 pages, je mets presque 45 minutes à le lire et le ficher. Multiplie, et on tombe à un paquet de temps passé devant ce bouquin. Mais pas en vain !

La thèse principale est simple et Gaston la rappelle à chaque sous-partie ou presque : la connaissance scientifique ne peut avoir lieu que dans un esprit libéré de tout "réalisme", de tout attachement à la subjectivité. En somme, le titre de ma critique, qui est un extrait du dernier chapitre, n'est pas complètement loufoque : il faut, en science, se battre contre ses propres réflexions, son propre entendement, pour espérer parvenir à progresser.

Alors, les onze premiers chapitres sont fastidieux : Bachelard cherche à montrer tout ce qui ne va pas dans ce qu'il appelle la science des "préscientifiques", en montrant ponctuellement comment ils auraient dû penser. On a donc le droit à un tas de mecs inconnus (dont il dit souvent qu'on les lisait beaucoup aux XVIIe et XVIIIe siècles), qui te pondent des pages d'odes aux comètes ou à de la pisse de vache (qui serait bonne contre certains maux apparemment). Disons que pour bien cerner le propos, il doit falloir tout lire, et ficher le premier et le dernier chapitre, parce que le reste c'est comme une thèse : tu la lis pour voir que le job est rempli, mais tu retiens que le plan et la conclusion.

Bachelard a bossé, tu peux pas lui en vouloir. Il s'est farci un bon million de pages de pseudo-scientifiques, dont on sent par moment qu'il a dû en chier pour se retenir de leur vomir dessus. Mais sa conclusion est épatante. Pour 260 pages d'exemples de ce qu'il ne faut pas faire, il nous laisse 25 pages de bonheur épistémologique. Laissez-moi vous donner texto quelques phrases qui m'ont marqué :

"Préparons-nous mutuellement à cet ascétisme intellectuel qui éteint toutes les intuitions, qui ralentit tous les préludes, qui se défend contre les pressentiments intellectuels." Ce qu'il appelle le réalisme n'est autre que le débordement des affects, de traditions, de préférences dans des jugements qui se veulent expérimentaux. Ainsi, Bachelard utilise beaucoup la psychanalyse dans cette oeuvre, car il conçoit que tous les préscientifiques sont débordés de leur expérience personnelle, régulièrement inconsciente, et que celle-ci transpire dans leurs écrits. Et il le démontre souvent très bien, sans qu'on puisse le lui reprocher (et Dieu sait que je n'aime pas la psychanalyse).

"Balzac disait que les célibataires remplacent les sentiments par les habitudes. De même, les professeurs remplacent les découvertes par des leçons. Contre cette indolence intellectuelle qui nous prive peu à peu de notre sens des nouveautés spirituelles, l’enseignement des découvertes le long de l’histoire scientifique est d’un grand secours. Pour apprendre aux élèves à inventer, il est bon de leur donner le sentiment qu’ils auraient pu découvrir." Voilà, non pas la conclusion finale, mais une conclusion qui me plaît énormément. La connaissance scientifique n'est essentiellement pas figée : elle naît et subsiste dans l'émulation. D'où le fait que toute erreur doit marquer le progrès. Contredire quelqu'un, c'est lui montrer que ce qu'il disait avait des écueils, mais c'est en même temps lui montrer qu'il a trouvé un des aspects qui ne définit pas son objectif, et ainsi lui permettre d'avancer. La science se nourrit de ces erreurs, et l'enseignement (que Bachelard rattache à un rationalisme) doit obligatoirement suivre l'apprentissage (l'empirisme pour lui). La science est un objet constamment dynamique, qui ne souffre pas de statisme.

La formation de l'esprit scientifique est une oeuvre fastidieuse, au propos très intéressant, qui n'endort pas, bien écrite en plus de cela, et qui permet une très bonne introduction dans le domaine des sciences. Si vous avez peu de temps, privilégiez les chapitres I et XII.

A lire dans le cadre du programme de l'ENS Lyon 2014-2015 : http://www.senscritique.com/liste/La_Science_Philosophie_Programme_ENS_Lyon_2014/573187

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le 27 août 2014

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Alexandre G

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