La grande famille des Rougon-Macquart, arbre gargantuesque aux ramifications innombrables et entremêlées, commence avec une seule femme. Adélaïde Fouque n’a aimé que deux hommes au cours de sa très longue vie, mais chacun d’une passion dévorante – presque plus dévorante que ses crises de folie catatonique. Le premier était un paysan à peine dégrossi, Rougon, qui l’a épousée par amour mais est mort très vite, après lui avoir donné un seul fils légitime (Pierre). Le second Macquart, un braconnier ivrogne qui n’a toujours fait que rendre visite à Adélaïde sans jamais l’épouser et lui a laissé deux enfants illégitimes, un garçon (Antoine) et une fille (Ursule).
Un chêne centenaire naît d’un tout petit gland. Un grand écrivain de mots bancals posés côte à côte. La fortune de Picsou d’une pièce de 10 cents gagnée dans les rues Glasgow en frottant des souliers. Une famille vicieuse et dégénérée d’un amour coupable – ou deux, on n’est plus à ça près.
La Fortune des Rougon a une grosse responsabilité sur ses fragiles épaules de 360 pages : celle de poser le décor d’une saga, pièce de théâtre macabre qui s’écoulera langoureusement sur 20 tomes. Certes, Zola est un petit joueur à côté de Balzac et sa Comédie humaine ; néanmoins il se concentre sur un nombre restreint (relativement) de personnages, qu’il faut dans ce premier ouvrage présenter dans les grandes longueurs, et ce en introduisant les vices qui rongeront toutes les générations de cette famille peu fréquentable.
Plus spécifiquement, La Fortune des Rougon relate les efforts de la première vraie génération, celle de Pierre (fils d’Adélaïde, enfin, il faut suivre !) pour sortir la tête de l’anonymat paysan/petit commerçant et se faire un nom. Avec l’aide de sa petite femme, Félicité, intrigante maligne et dévorée d’ambition, Pierre saura exploiter les bouleversements politiques de son temps, et imposer le nom de Rougon dans les esprits peureux et la littérature française.
Trois histoires s’entremêlent dans ce roman, à des niveaux différents mais qui s’influencent mutuellement. On pourrait parler de trois strates de lectures.
La première strate, et la plus intéressante, est évidemment l’histoire de la famille : Zola présente les Rougon-Macquart à partir de ses racines, déjà composées de folie (les crises d’Adélaïde et sa faiblesse nerveuse et psychologique devant plus fort qu’elle) et d’un mélange malsain d’alcool (l’ivrognerie du côté Macquart, déjà généralisé à la 2ème génération) et d’ambition hargneuse (du côté Rougon, honteux de ses origines paysannes et bien décidé à atteindre les sommets, quitte à piétiner autrui sur son passage). On sent immédiatement les objectifs zoliens d’étude de l’évolution de ces caractères, de plus en plus exacerbés ; objectifs d’ailleurs suggérés par le biais du personnage de Pascal Rougon, futur héros du dernier roman des 20 (Le Docteur Pascal), et qui résumera toutes les théories zoliennes sur le déterminisme et l’hérédité.
J’aime particulièrement la façon dont Zola présente chronologiquement et précisément tous ses personnages. Si on peut se plaindre de la quantité de nom jetés devant les yeux du lecteur (pas moins de 25 membres évoqués, et je ne compte que les descendants d’Adélaïde, pas les malheureux qui rejoignent la famille par alliance !), il faut garder en tête que c’est une étape obligatoire pour ce premier tome d’une étude de toute une famille sur plusieurs générations que va être l’ensemble des 20 tomes. Et puis, si moi je me suis embêtée à écrire l’arbre généalogique au fur et à mesure qu’apparaissent les noms (ça me servira, je ne suis pas si maso), on peut aussi profiter de la lecture en oubliant quelques personnages qui seront réintroduits et remis en contexte plus tard. En dehors de l’aspect impressionnant que prend cet arbre généalogique, ce sont les portraits des personnages qui méritent l’admiration : brossés en quelques traits et des faits significatifs, le lecteur devient très vite familier de leurs angoisses, leurs peurs, leurs rancunes, leurs amours, leurs tares héréditaires et leurs désirs. Descriptions quasi cliniques, certainement naturalistes, mais qui ne manquent pas d’une ironie plaisante dont ne se départira jamais l’auteur vis-à-vis de toute la famille (hormis pour les plus petits, les faibles et victimes vers lesquels sa sympathie ira toujours) Si certains personnages sont particulièrement réussis dans leur bassesse et leurs ambitions cruelles, d’autres sont lumineux de passions et d’idéaux – et paradoxalement beaucoup moins intéressants ! Les relations entre les différents membres de cette grande famille déjà déchirée à la première fratrie (Pierre VS Antoine notamment) sont aussi superbement rendues, entre coups-bas et rancunes rabâchées.
Y’a pas à dire, ils ont le sens de la famille chez les Rougon-Macquart : on envoie les garçons au collège par esprit d’investissement en espérant qu’ils rapportent plus tard, on exploite les membres travailleurs, y compris quand ils ont moins de 10 ans, on détourne prudemment les yeux en croisant un cousin qui pourrait nuire à sa propre réputation, on oublie malencontreusement une vieille mère un peu folle qui fait tache…
La deuxième strate est la plus compliquée : c’est le contexte politique qui s’installe à l’époque de Pierre Rougon. Dans ces temps troublés, qui voient l’ « assassinat de la République » au profit de l’instauration de l’Empire, le lecteur se perd un peu (ce n’est pas vraiment la partie de l’histoire de France qu’on étudie le plus à l’école…) en comprenant néanmoins qu’on ne s’en sort que par les magouilles et les mensonges, et que les beaux rêveurs amoureux de la démocratie mourront sur les barricades, une fleur rouge au gilet. Le tout sur un fond de Provence, dans la ville imaginaire de Plassans mais fortement inspirée d’Aix-en-Provence, berceau des Rougon-Macquart qui migreront plus tard vers Paris (les enfants de Pierre) avant de se répandre sur tout le territoire français. Les descriptions sont longues, souvent laborieuses... tout le monde n’a pas le génie de Balzac.
Cet aspect politique de l’œuvre zolienne est évidemment essentiel, mais assez ennuyeux de par sa complexité pour le lecteur contemporain. Obligé de s’en remettre aux notes de fin de volume et de faire un tour sur Wikipédia pour comprendre qui fait quoi, qui coup d’étate et qui rébellionne, il doit aussi supporter les préférences de l’auteur, ô combien subtiles. Je ne gâcherai pas le suspense en dévoilant que Zola est pro-République, et ça se sent. On ne pourra pas reprocher à Emile de ne pas assumer ses opinions.
Et c’est donc ce contexte politique que Pierre et Félicité vont exploiter pour construire cette fameuse fortune, au prix d’années de galère financière et de grosses frayeurs insurrectionnelles. Mais malin et manipulateur le couple arriviste sortira son épingle de cette guerre fratricide, qui a jetée les enfants de France les uns contre les autres, au détriment, comme toujours, des plus petits. Il faut s’y faire dès maintenant : Zola n’est pas un optimiste, et les grands gagnants de ses romans sont les plus perfides et les plus sournois ; quitte à penser qu’il ne fait que refléter la vérité dans son soucis de littérature naturaliste, ça c’est à chaque lecteur d’en juger personnellement…
La troisième strate est celle de l’amour pur et chaste entre Silvère (fils d'Ursule, donc petit-fils d'Adélaïde, neveu de Pierre et Antoine, cousin de Pascal... c'est bon vous suivez ?) et la toute jeune Miette, deux enfants encore, à peine en âge de comprendre ce qu’est l’amour, qui se prennent de passion pour une cause perdue d’avance : celle des ouvriers, qui se battent pour défendre la République. Fusil au côté, drapeau à bout de bras, ils sont des incarnations à la fois de l’innocence et du monde ouvrier (comme le seront subtilement les mineurs de Germinal. J'ai dit subtilement ?). C’est ce qui m’embête le plus chez Zola : avec la délicatesse de Victor Hugo, l'auteur aux gros sabots, il présente à son lecteur des tableaux bricolés de symbolisme et d’émotion un peu trop forcée à mon goût. Toujours est-il que les événements s’enchaînent pour Silvère et Miette avec une logique implacable, tellement implacable que le lecteur les devine bien en amont ; néanmoins les pages consacrées à la naissance de leur amour, qui n’en est pas encore un à leurs yeux, innocents qu’ils sont, ne sont pas maladroites – voire même émouvantes. On sent déjà poindre le talent de Zola à peindre l’amour, talent qui explosera dans La Faute de l’abbé Mouret et Une Page d’amour.
Beaucoup de choses donc. Oui, ce premier tome est dense, très dense, parce qu'il doit beaucoup présenter : les premiers noms d'une grande famille, les traits héréditaires qui la porteront sur plusieurs générations, les faits politiques qui lui permettent de s'élever, les objectifs naturalistes de Zola, ses opinions sociales et accessoirement ses prétentions littéraires - qui seront à débattre par la suite.
Mais on peut aussi savourer un roman bien ficelé, qui annonce dès son titre la victoire des moins méritants mais sait parsemer le chemin d'embûches. Si la lecture est laborieuse à certains moments, ou pendant les passages brusques d'un personnage à un autre, elle se rattrape amplement dans les petites scène de manipulation habilement bricolées, ou les portraits intemporels de fouines comploteuses ou de gorets profiteurs. Zola, sans se départir de son ironie, passe son bras sous celui du lecteur et l'introduit aimablement dans ce qui sera son terrain de jeu pour les 20 prochains romans : le théâtre des bassesses humaines.