En bon prophète, Georges Bernanos est un emmerdeur. Alors même que la France venait, in extremis, de se joindre au camp des vainqueurs de l’hydre nazie et entendait profiter pleinement des bienfaits de la société de consommation américaine, nés de la Machine : jeeps, frigidaires et aviation à réaction pour tous... Bernanos lui récuse toute dignité ! Toute valeur. Mieux, il l’associe dans la même détestation aux rouges et aux noirs, c’est à ne plus rien comprendre !
« Capitalistes, fascistes, marxistes, tous ces gens-là se ressemblent. Les uns nient la liberté, les autres font encore semblant d'y croire, mais, qu'ils y croient ou n'y croient pas, cela n'a malheureusement plus beaucoup d'importance, puisqu'ils ne savent plus s'en servir. Hélas ! Le monde risque de perdre la liberté, de la perdre irréparablement, faute d'avoir gardé l'habitude de s'en servir... »
Avouons que ce court et extraordinaire texte (110 pages) ne fut pas compris.
La Machine ne vise qu’à produire, toujours plus, afin de vendre, toujours plus. La Machine n’a d’autre morale que celle du profit. Les philosophes libéraux anglo-saxons mentent, la libre entreprise ne conduit pas au bonheur de l'humanité, car, « il y aura toujours plus à gagner à satisfaire les vices de l'homme que ses besoins ».
Alors même que les anciens combattant paradent dans Paris libérée. Il exécute le guerrier moderne, simple rouage – qui se garde bien de « chercher à comprendre » – d’une mécanique qui le dépasse. Pardonnez-moi la longueur de l’extrait mais sa plume ne supporte guère les coupes.
« Assez de grimaces, hypocrites ! Torchez-vous une dernière fois les yeux, et revenons si vous le voulez bien à l'aviateur bombardier. Je disais donc que le brave type qui vient de réduire en cendres une ville endormie se sent parfaitement le droit de présider le repas de famille, entre sa femme et ses enfants, comme un ouvrier tranquille sa journée faite. "Quoi de plus naturel !" pense l'imbécile, dans sa logique imbécile, "ce brave type est un soldat, il y a toujours eu des soldats". Je l'accorde. Mais le signe inquiétant, et peut-être fatal, c'est que précisément rien ne distingue ce tueur du premier passant venu, et ce passant lui-même, jusqu'ici doux comme un agneau, n'attend qu'une consigne pour être tueur à son tour, et, devenant tueur, il ne cessera pas d'être agneau. Ne trouvez-vous pas cela étrange ? Un tueur d'autrefois se distinguait facilement des autres citoyens, non seulement par le costume, mais par sa manière de vivre. Un vieux routier espagnol, un lansquenet allemand, ivrogne, bretteur et paillard, se mettaient, comme d'eux-mêmes, en dehors, ou en marge de la communauté. Ils agissaient ainsi par bravade sans doute, mais nous savons que la bravade et le cynisme sont toujours une défense, plus ou moins consciente, contre le jugement d'autrui, le masque d'une honte secrète, une manière d'aller au-devant d'un affront possible, de rendre terreur pour mépris. Car le routier espagnol, le lansquenet allemand se jugeaient, eux aussi, de simples instruments irresponsables entre les mains de leurs chefs, mais n'en étaient pas fiers. Ils préféraient qu'on les crût plutôt criminels que dociles. Ils voulaient que leur irresponsabilité parût venir plutôt de leur nature, de leurs penchants, de la volonté du Bon Dieu, auquel ils croyaient en le blasphémant. Le bombardier d'aujourd'hui, qui tue en une nuit plus de femme et d'enfants que le lansquenet en dix ans de guerre, ne souffrirait pas qu'on le prît pour un garçon mal élevé, querelleur. "Je suis bon comme le pain, dirait-il volontiers, bon comme le pain et même, si vous y tenez, comme la lune. Le grincement de la roulette du dentiste me donne des attaques de nerfs et je m'arrêterais sans respect humain dans la rue pour aider les petits enfants à faire pipi. Mais ce que je fais, ou ne fait pas, lorsque je suis revêtu d'un uniforme, c'est-à-dire au cours de mon activité comme fonctionnaire de l'État, ne regarde personne." »
« Le premier venu aujourd'hui, du haut des airs, peut liquider en vingt minutes des milliers de petits enfants avec le maximum de confort, et il n'éprouve de nausées qu'en cas de mauvais temps s'il est, par malheur, sujet au mal d'avion… Le gentleman, lui, n’a rien vu, rien entendu, il n’a touché à rien – c’est la Machine qui a tout fait ; la conscience du gentleman est correcte, sa mémoire s’est seulement enrichie de quelques souvenirs sportifs... ».
Le pamphlétaire demeure chrétien. Tardivement, il s’ouvre à la transcendance : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. »