D'où viennent les notions de bien et de mal qui nous semblent tout à fait acquises et universelles (encore que)? C'est une thèse originale et assez polémique que nous présente Nietzche dans sa Généalogie de la morale, mais elle n'est pas dépourvue d'intérêt. Elle est structurée en trois dissertations.
Par ailleurs, et avant de commencer à parler du fond, on peut dire que La Généalogie de la morale est un livre extrêmement clair et facile d'accès (en comparaison avec d'autres textes de la philosophie allemande). Certains le préfèreront aux discours d' Ainsi parlait Zarathoustra dont le style est plus poétique et "aphorique" (personnellement, je trouve qu'APZ est un texte sublime et finalement bien plus percutant par la force de sa prose... mais chacun ses goûts).
La morale est une transformation des valeurs au profit des faibles
Toute généalogie se heurte au problème du manque d'information provenant de temps trop reculés. Cependant, avec un peu de bon sens, Nietzche propose une hypothèse à la création des notions de bien et de mal.
Il faut d'abord admettre que ces notions sont apparues tardivement dans l'histoire de l'humanité. Les notions de bon et de mauvais sont antérieures et vont servir de pivot à l'hypothèse de Nietzche. Ces notions sont intimement dépendantes de la force et de la faiblesse, car il n'y a que les "forts" qui soient capables, en réalité, d'affirmer et d'imposer à tous ce qui leur semble être bon. Car ces notions ne sont évidemment pas objectives (même aujourd'hui, quelque chose qui est bon dans une culture peut être mauvais dans une autre). Dès lors, ce sont les "forts", les "dominants", qui imposent à tous leur système de valeurs. Ces valeurs peuvent être la force physique, le pouvoir, la noblesse, la fortune, l'érudition, l'art... Voilà l'origine du bon et du mauvais.
Dans ce système, le "mauvais" n'a d'autre choix que de s'assujettir au "bon" car il n'est pas assez puissant, pas assez noble, pas assez fort. En conséquence, il est la victime naturelle du "bon" qui le domine. Il ne peut que le haïr intérieurement, avoir du ressentiment pour lui. De ce fait, on comprend que pour le "faible", le "bon" doit nécessairement être "méchant". Pour Nietzche, l'invention des notions de "bien" et de "mal" est une tentative de renversement de la dialectique bon-mauvais en culpabilisant le "bon" de sa supériorité naturelle. Du point de vue du faible, le bon représente le mal, ainsi, il définira comme "bon" (au sens moral de la personne qui fait le "bien") celui qui, par opposition, ne lui fait pas de "mal". Cette définition est réactive c'est à dire qu'elle ne se pose pas d'elle-même comme valeur, mais elle se pose en opposition à ce qu'elle n'est pas. Les esprits affinés y verront un reflet de ce que l'on appelle aujourd'hui la cancel culture.
Précisons peut-être ce que l'on appelle "fort" et "faible" au sens nietzchéen du terme, pour éviter toute confusion. N'est pas nécessairement fort ou faible celui qui est dans une position de domination ou de soumission par rapport aux autres. Est fort, celui qui a la volonté de se dépasser lui-même, non par vengeance ou par ressentiment, mais dans le seul but de se développer conformément à un certain idéal. Est faible, celui qui est incapable de rechercher ce dépassement, et qui préfère haïr ce qu'il n'est pas plutôt que de le devenir. La force et la faiblesse ne sont donc pas seulement des attributs statiques mais aussi des attributs dynamiques. Celui qui recherche la force peut bien finir par l'atteindre, celui qui la possède déjà peut chercher à la développer davantage. Nietzche a d'ailleurs dit Deviens ce que tu es, preuve que ce qui compte ce n'est pas tant ce que l'on est aujourd'hui que ce que l'on a envie de devenir. Que doit-on dire d'un puissant qui ne fait aucun effort pour remplir ses fonctions ? C'est un jouisseur, et rien de plus. Malgré le statut et la fortune qu'il a pu acquérir par l'effort, il est devenu faible. Que dire d'un tyran dont le seul loisir est d'opprimer son peuple? C'est assurément un homme profondément faible qui anesthésie sa souffrance en l'exerçant sur les autres.
Tout le génie de ce renversement bon/mauvais -> bien/mal, est que de cette manière, le "faible" va se parer d'une prétendue vertu, le "bien", et faire culpabiliser celui qui n'est pas "faible" comme lui.
On voit tout de suite le subterfuge : en réalité les "faibles" ne sont pas plus vertueux que les forts, ils usent simplement de leur morale pour se défendre d'eux, voire prendre leur pouvoir (c'est le rêve de tout "faible"). Cette morale est d'autant plus captieuse que pour Nietzche, être fort ou faible est une question d'instinct : le fort exerce sa force et sa violence de manière instinctive, on ne peut lui reprocher d'être ce qu'il est, tout comme on ne peut reprocher au lion, qui est le maître de la jungle, de chasser pour vivre. Il y a donc chez Nietzche un certain déterminisme métaphysique, puisque pour lui, le "fort" ne peut cesser d'être "fort", cruel et violent.
Le sentiment de la faute
Et la mauvaise conscience dans tout cela ? Le sentiment de remords, d'avoir commis une faute ? Est-ce également une invention des "faibles", ce sentiment n'est-il pas originel ?
Nietzche retrace le sentiment de la faute à un contexte qui dépasse celui de la morale. Pour lui, la faute est bien antérieure car elle apparaît dès que les hommes sont capables de faire du commerce, des échanges. La faute, et le châtiment qui en résulte, proviennent de ce qu'il se passait lorsqu'un débiteur n'honorait pas ses dettes. Ainsi, dans l'histoire de l'humanité, on n'a pas d'abord puni les hommes parce qu'ils étaient méchants, mais bien parce qu'ils transgressaient un accord. Au-delà du cadre économique, la relation de dette a sous-tendu les premières communautés: celui qui vit en communauté doit respecter ses règles pour bénéficier de ses avantages. Celui qui les transgresse est châtié ou même puni. On voit bien qu'il n'y a pas vraiment de "morale" dans ces fautes et ces châtiments mais simplement un non-respect d'une dette, d'un accord. Par la suite, le développement des communautés en Etats a nécessité le développement d'une justice qui assure l'intégrité et le bon fonctionnement de la société. Pour Nietzche, la justice qui est finalement garante de la protection de tous c'est à dire en particulier des plus faibles, a conduit à refouler les instincts naturels de l'homme en lui-même. L'homme, pour vivre dans les règles de la société, a intériorisé sa propre violence qui était auparavant naturelle et valorisée. D'où l'origine de la mauvaise conscience pour Nietzche, qui n'est rien d'autre que l'instinct de violence de l'homme contraint d'être redirigé vers lui-même (les hommes ne pouvant plus se servir des autres comme exutoire). C'est en quelque sorte une explication psycho-historique de la mauvaise conscience.
Mais s'il y a bien une chose qui a catalysé le sentiment de faute et la mauvaise conscience chez l'homme, c'est la religion. Et pour cause, rappelons-nous que chaque chrétien a une dette envers le Christ: celui-ci s'est sacrifié pour "racheter" les vices de l'homme. L'homme est pêcheur par nature, il doit donc, tout au long de sa vie lutter contre ses propres instincts, s'interdire une liste de choses. On ne peut trouver meilleure explication de la mauvaise conscience que dans la religion...
L'ascétisme est-elle une vertu?
Dans cette troisième dissertation, Nietzche se penche plus précisément sur la religion. Celle-ci inculque le sentiment de dette, de faute, de mauvaise conscience à ses croyants. Cependant, l'idéal qu'elle affiche (l'ascétisme) est-il réellement vertueux?
Nous revenons ici sur l'idée directrice de la 1re dissertation. Pour Nietzche, le prêtre ascétique ne l'est pas par vertu mais simplement parce qu'il est un être faible que la volonté de puissance à conduit à l'ascétisme. La violence et la cruauté qu'il ne peut exercer sur les autres, il l'exerce sur lui-même, et il apprend à ses fidèles à faire de même (ce qui revient, quand on y pense, à leur infliger une violence de manière indirecte). Cet idéal spirituel, qui repose, rappelons-le une fois de plus, sur l'idée d'une dette originelle envers le Christ, est enfin et surtout une manière de donner un sens à leur souffrance. Car, comme l'explique Nietzche, il n'y a pas de souffrance plus insupportable que celle qui n'a aucun sens. De tout temps, l'homme fragile et souffrant a cherché à justifier sa douleur pour mieux la digérer: cela peut être l'interprétation d'un mécontentement divin (cf les Grecs), la désignation d'un bouc-émissaire responsable de tous nos maux (le ressentiment permet de supporter la douleur car elle la matérialise en une cause identifiable), et dans le cas qui nous occupe, l'auto-culpabilisation chrétienne: je souffre parce que je suis pêcheur, et je dois racheter ma dette. Voilà le sens de tout idéal ascétique religieux : une incapacité à digérer et à dépasser sa propre souffrance.
Les deux plus grands dangers de l'humanité : la pitié et le dégoût de l'homme
Terminons sur une idée structurante de La Généalogie de la morale. Il y a deux grands dangers pour l'humanité selon Nietzche : la pitié et le dégoût de l'homme. La pitié et le misérabilisme qu'elle entraîne sont mauvaises pour l'homme car elles contribuent à le rapetisser, le culpabiliser. Le dégoût de l'homme, c'est à dire en fait le nihilisme, est le pire de tous les maux: les hommes n'ont plus aucune admiration pour eux-mêmes, et sont sans cesse renvoyés à leurs faiblesses, leur culpabilité. Ce postulat que la pitié et le dégoût de l'homme sont ses plus grandes menaces est fondamental pour comprendre l'idéal de force que défend Nietzche. Comme il l'explique, il y a très certainement des raisons de craindre les hommes forts, mais il vaut mille fois mieux craindre l'homme et l'admirer dans la force qu'il représente, plutôt que d'être dégoûté par sa faiblesse.