Ce pamphlet est édifiant. La Grande Peur des bien-pensants (1931) de Georges Bernanos (1888-1948) m'a permis de mieux comprendre la naissance de la troisième république dont la légitimité politique est bien moindre que ce que l'on pourrait croire aujourd'hui. L'auteur, pour ceux qui ne le connaissent pas, est un écrivain catholique dont l'écriture de ses romans confine au mysticisme, un peu à la manière d'un Léon Bloy ou d'un Charles Péguy dont il est contemporain. Il est aussi un fervent militant politique, pro-monarchiste en cette fin de XIXème siècle et ce début de XXe siècle. Il adhérera par ailleurs à l'un des plus influents mouvements intellectuels, politiques et littéraires de ce début de siècle, porté par le célèbre Charles Maurras, l'Action Française, dont il sera l'un des fers de lance (je vous invite à consulter ma critique et surtout à lire l'ouvrage de François Huguenin sur l'histoire de ce mouvement intellectuel).
Pour commencer, j'aimerais signaler à mon lecteur que ce pamphlet de Bernanos est extrêmement dense. Le contexte est complexe à saisir car l'auteur évoque des événements d'actualité majeurs qui se sont déroulés entre la fin du Second Empire et la Commune de Paris (1871) jusqu'au milieu de la première guerre mondiale (1917). Soit, l'époque où s'est constitué, établi puis renforcé l'appareil politique républicain. Un nombre important de noms propres et de personnalités influentes sont évoqués : Clémenceau, Reinach, Herz, de Lesseps, Arton, Taxil, Déroulède, Boulanger, Chambord, Thiers... Pour comprendre toute la substance de ce texte formidable, il est en effet indispensable - je reprends la critique de mon prédécesseur Franc_cot - d'avoir avec soi une encyclopédie.
Georges Bernanos ne fait pas qu'un simple récit des événements en vociférant sur tel ou tel protagoniste de manière chronologique mais opère une analyse de la transformation de la France, l'ancienne France pluriséculaire, par le prisme de la vie et des écrits d'Edouard Drumont (1844-1917), journaliste, polémiste, fondateur de La Libre Parole, nationaliste et antisémite (dont je n'avais quasi jamais entendu parler jusqu'à présent). Ce Drumont est l'auteur d'un ouvrage retentissant à l'époque, un pamphlet antisémite, La France Juive (1886) dans lequel il étrille le démantèlement de la nation française, et de son intérêt supérieur, au profit de minorités qui, par le biais du capitalisme naissant et dont la puissance quasi messianique du pouvoir de l'Argent (avec un A majuscule) croît inéluctablement sur les sociétés européennes, parviennent à s'accaparer le pouvoir politique et ce, par tous les moyens, même les plus répréhensibles : corruption éhontée, assassinat, détournement de fond etc. L'affaire du scandale de Panama m'a profondément marqué. C'est pour cette raison que, contrairement à mes deux prédécesseurs sur SensCritique, ma modeste contribution n'abordera pas la partie spéculation et économique de l'ouvrage de Bernanos mais plutôt la critique virulente qu'il fait de l'installation de la République en France, intrinsèquement liée à toutes ces affaires scandaleuses (Panama, Dreyfus, Boulangisme etc.).
Car la conquête juive ne serait qu'un épisode, une des tentatives sans nombre faites au cours des siècles contre l'unité morale de notre peuple, - ou du moins pourrait être tenue comme telle - si l'étonnante passivité des conquis (ndlr : les français) n'annonçait un mal plus grave, plus profond. Il est aujourd'hui trop clair que, se trouvant tout à coup, par surprise, maîtres d'un vieux pays, le seul de l'Europe où, sans inquisition ni bûchers, la Réforme n'avait pu mordre, et d'ailleurs totalement étranger par sa bonne humeur, sa joyeuse bravoure, son idée chevaleresque de Dieu, et aussi son goût du plaisir, à un système idéologique inspiré de l'aride, de l'inhumaine philosophie luthérienne, et tout infecté de moralisme genevois, les hommes de la Révolution durent faire face à une situation presque désespérée. Si intimidée qu'on la suppose, une nation vieille de mille ans reste un être organisé, garde un cœur et un cerveau, ne saurait s'arrêter de penser. Elle a besoin d'un fonds d'idées et de sentiments communs, d'une opinion : la république a mis près d'un siècle à le créer. Ayant d'abord abruti de notions contradictoires, de grands mots venus d'ailleurs, puis finalement réduit au silence le peuple autochtone, elle a dû se servir, pour refaire peu à peu ce qu'elle avait détruit, des quelques éléments restés à sa disposition. L'ardente minorité juive, admirablement douée pour la controverse, profondément indifférente à la phraséologie occidentale, mais qui voit dans la lutte des idées, menée à coups de billets de banque, un magistral alibi, devint tout naturellement le noyau d'une nouvelle France qui grandit peu à peu aux dépens de l'ancienne jusqu'à se croire, un jour, de taille à jouer la partie décisive. Mais entre-temps, l'autre France était morte... Tradition politique, religieuse, sociale ou familiale, tout avait été minutieusement vidé, comme l'embaumeur pompe un cerveau par les narines. Non seulement ce malheureux pays n'avait plus de substance grise, mais la tumeur s'était si parfaitement substituée à l'organe qu'elle avait détruit, que la France ne semblait pas s'apercevoir du changement, et pensait avec son cancer ! [Bernanos]
En fait, je réalise que l'on peut tout à fait lire Georges Bernanos en étant de sensibilité de gauche comme de droite, même si cet auteur influence et fascine traditionnellement les gens d'obédience conservatrice, catholique et nationaliste. En effet, il n'est pas impossible d'être en accord avec ses écrits quand on voit la justesse des pressentiments de Bernanos sur la dangerosité de la spéculation (voir la critique d'Al Foux). La République trahira toutes les sensibilités que vous soyez nationaliste conservateur ou socialiste proche du prolétariat, on sera tous baisé et cocu dans cette aventure. Il suffit de regarder l'état de la société en 2020, on ne peut qu'être fasciné par Drumont et Bernanos. Et je le dis de manière provocante car, au-delà de l’antisémitisme, leurs analyses au vitriol des transformations radicales opérées dans la société française ne sont pas subjectives, ne sont pas le fruit d'une observation biaisée et haineuse du "changement" ou du "progrès", mais bel et bien des analyses cliniques du grand détournement des valeurs et des principes de la Révolution Française au profit d'un enrichissement de classe, la bourgeoisie et les minorités internationales pour ne pas les nommer, dont l'esprit est tout entier tourné vers la sanité de leur compte en banque.
Le cadavre social est naturellement plus récalcitrant, moins facile à enterrer que le cadavre humain. Le cadavre humain va pourrir seul au ventre du cercueil, image régressive de la gestation ; le cadavre social continue à marcher sans qu'on s'aperçoive qu'il est cadavre, jusqu'au jour où le plus léger heurt brise cette survivance factice et montre de la cendre au lieu de sang. L'union des hommes crée le mensonge et l'entretient ; une société peut cacher longtemps ses lésions mortelles, masquer son agonie, faire croire qu'elle est vivante, alors qu'elle est morte déjà, qu'il ne reste plus qu'à l'inhumer... [Drumont]
Il est clair, après les deux extraits ci-dessus, que Bernanos et Drumont sont horrifiés par l'évolution de la France au tournant du XXème siècle. On a le sentiment qu'ils n'ont plus aucune prise sur les événements malgré leur ferme volonté de vouloir bouger les lignes. L'espoir placé dans le mouvement politique boulangiste qui est une forme de contre-régime s'opposant à la Troisième République, s’essouffla rapidement dès 1889. Très influent, il déstabilisa fortement cette dernière en proposant une sorte de république conservatrice, antichambre d'un retour monarchique. Ce mouvement suscita énormément d'espoir pour les intellectuels tels que Drumont et de manière générale pour les monarchistes tel que le comte de Chambord, successeur potentiel au trône de France sous le nom d'Henri V. Ce mouvement est détruit politiquement par les républicains qui lance contre le Général Boulanger, d'où le nom, un mandat d'arrêt pour complot contre la sûreté de l'Etat. Il va sans dire que Boulanger était aussi très belliqueux à l'égard de l'Allemagne dont il souhaitait prendre une revanche suite à la défaite de Sedan. Son attitude n'aida pas à asseoir sa candidature.
Mais au-delà des déceptions politiques, c'est l'effondrement générale de l'une des mamelles vitales du conservatisme qui est à déplorer selon nos deux pamphlétaires. En effet, la foi catholique est vacillante. Les catholiques en France n'ont plus de pouvoir et ne croient plus en la possibilité de l’exercer, non pas sur les âmes déjà vacillantes, mais sur Terre. Un chapitre entier de Bernanos, très critique, envers le pape et les officiants reproche aux religieux en France plus ou moins proche des sphères de pouvoir, de ne pas avoir eu l'audace d'assumer ce qu'ils sont, des hommes d'Eglise avec leurs valeurs et leur vision de la société. Pire, ils les fustigent de s'être compromis avec la République crapuleuse pour leur confort personnel et par facilité :
L'un des principaux responsables, le seul responsable peut-être, de l'avilissement des âmes - et par là il faut entendre cette apathie, au sens propre, cette perte de faculté de souffrir, mille fois plus redoutable que la pire ivresse des sens - est le prêtre médiocre. Sans doute a-t-on connu en tous temps cette espèce de prêtre - encore que les ridicules prétentions de l'esprit moderne qui tend à détruire tout culture générale, en substituant la notion de connaissance, aient donné à cette médiocrité, comme au reste, un caractère d'extravagance particulière. Mais le plus grand péril n'est pas là. On voit trop bien qu'une timidité grandissante à l'égard d'erreurs toujours condamnées mais dont le triomphe sous une forme ou sous une autre leur paraît désormais inévitable, un parti pris de concession hypocritement qualifiés de noms sonores qui ne font illusion qu'au troupeau, les nécessités enfin d'un ralliement général, d'une ruée vers la société nouvelle, ont donné à ces médiocres une importance croissante, ou, pour mieux dire, les ont mis peu à peu au premier rang, comme des intermédiaires indispensables. A cette place, ils se permettent tout. [Bernanos]
Quand on veut le pouvoir, on accepte les risques inhérents à cette entreprise. Le courage, l'audace, l'honneur et le panache à la française sont aussi des valeurs regrettées en filigrane, par Bernanos comme par Drumont, tout au long de cet ouvrage. Ce dernier est à la hauteur de ses écrits car il sera impliqué dans de nombreux duels à mort du fait de ses écrits volontairement provocateurs et virulents à l'encontre des personnalités de l'époque (Clémenceau) :
On connaît mes idées en matière de duel. Je n'ai jamais envoyé de témoins à ceux qui m'avaient le plus violemment insulté. Je n'ai jamais refusé, je ne refuserai jamais une réparation à quelqu'un que j'aurais attaqué. [Drumont]
"Alerte divulgâche", Drumont ne mourra jamais au cours de ces confrontations. Il meurt de sa belle mort en 1917. Cependant, on décèle une part de regret profond sur ce sujet d'être capable de mourir pour ses idées ou ses principes et de donner la mort pour les défendre. Sujet extrêmement délicat, il faut l'admettre car oui, le sacrifice fonctionne dans les deux sens, c'est bien là toute la complexité de la question. Deux passages à ce sujet sont saisissants :
D'ailleurs, "les Thiers, les Favre, les Simon transforment Paris en abattoir sans l'ombre d'une hésitation ; ils feront tuer, s'il le faut, trente mille hommes pour conserver le pouvoir une minute de plus. Un roi de France ne le peut pas : il ordonne aux Suisses de cesser de tirer comme Louis XVI, il s'éloigne sans combattre comme Charles X, il reste au coin du feu comme Henri V... [Bernanos]
Ou encore :
Messieurs, tout homme décidé à mourir peut agir sur les événements. Derrière tous les événements, il y a un homme décidé à mourir ! [Drumont]
De sorte que le titre paraît presque contradictoire, si la peur a changé de camps alors pourquoi intituler son ouvrage La Grande Peur des bien-pensants ? Sauf si je fais un énorme contre-sens, pour moi l'auteur désigne ici, ceux qui n'ont jamais eu peur de la donner et de mourir pour elle. Et si l'on se fit aux événements de la Commune de Paris par exemple, les Républicains de tous bords se sont affrontés suite à la chute du Second Empire. Où sont les conservateurs capables d'assumer leurs idéaux en dehors des salons mondains ? Il n'y en a plus beaucoup. En témoigne ce passage dans le chapitre intitulé "Histoire d'une main gauche" très révélateur de la peur qui pouvait étreindre ceux qui semaient le trouble intellectuel dans un monde en pleine mutation vers la modernité :
Pour n'importe quel aventurier (ndlr : Bernanos évoque ici le journaliste, l'écrivain, l'intellectuel), l'embarras n'est pas en effet de réussir, mais de durer. "Cette France Juive, écrit Drumont, combien parmi mes confrères l'avaient commencée avant moi et s'étaient arrêtés au premier feuillet, parce que la femme, en devisant le soir, à la clarté de la lampe, leur avait dit que le petit grandissait, qu'il usait beaucoup de chaussures, ou que le mois prochain était le mois du terme !"
Ce passage, démontrant à la fois la lâcheté évoquée précédemment et la peur, principaux reproches adressés au camps "conservateur", prenons ce raccourcis, rentre en écho avec une évocation un peu plus haut dans le texte où l'écrivain catholique affirme qu'un "froncement de sourcils des Rothschild les eût précipité dans le néant". L'auteur s'adresse ainsi aux jeunes journalistes ou intellectuels de l'époque souhaitant faire carrière, sous-entendu par là : soit vous gagnez honnêtement votre vie et vous évitez de mettre votre nez dans les affaires de la classe dominante soit vous dénoncez la main mise d'une certain élite financière sur les politiques, l'Etat etc et vous en assumerez, comptablement, les conséquences (on se croirait en 2020 n'est ce pas ?) Il faudra faire un choix, l'un et l'autre sont désormais incompatibles car les puissances d'argent ont la possibilité de faire taire, de censurer ou de servir une propagande débilitante.
L'auteur s'agace aussi de l'incapacité des opposants à la République d'organiser un contre pouvoir efficace en témoigne l'immense déception que suscitera l'Action Française, parfois baptisée ironiquement l'Inaction Française par Bernanos lui-même dans le but de contrarier, et de réveiller, Charles Maurras, grand théoricien des idées mais malheureusement loin du pragmatisme nécessaire pour faire du conservatisme et de la monarchie autre chose qu'un concept politico-folklorique.
Sur la question sensible de l'antisémitisme d'Edouard Drumont et de Georges Bernanos, le cœur de l'ouvrage, prenons le taureau par les cornes et ne jouons pas les vierges effarouchées. Premièrement, je tiens à souligner au lecteur que je n'y souscris absolument pas, il faut être clair là-dessus mais j'essaie paradoxalement de me mettre à la place de ces hommes, dans leur contexte de l'époque (qui n'est donc pas celui, dramatique, post seconde guerre mondiale), et de comprendre comment une radicalité antisémite a pu si facilement voir le jour partout en Europe et bien souvent dans les milieux intellectuels de tous bords. Car il serait naïf de s'imaginer que l'antisémitisme était unique et provenait de quelques trublions de droite conservatrice et/ou catholique. Comme je l'ai évoqué plus haut, j'ai lu ce livre en grande partie accompagné par Wikipédia pour consulter la biographie des nombreuses personnes mentionnées dans cet ouvrage. Une chose frappante m'a sauté aux yeux, c'est que la plupart des personnalités influentes de l'époque, et en particulier dans les affaires de corruption de parlementaires, d'assassinats de personnes souhaitant rompre l'omerta sur certains sujets (scandale de Panama), dans les histoires de détournements de fonds publics, dans la création d'institutions nouvelles bancaires encourageant la spéculation financières etc., et bien ces personnes appartenaient à une certaine oligarchie et étaient d'origine juives. C'est un fait, on ne peut plus incontestable. Alors tous les juifs sont bien évidemment à ne pas mettre dans le même panier que les escrocs cités dans La Grande Peur des bien-pensants, faut-il le préciser ? Faut il aussi préciser aussi que toutes les personnalités impliquées dans ces affaires n'étaient pas toutes juives ? Mais, de ce point de vue, l'animosité de certaines personnalités intellectuelles conservatrices sentant bien qu'elles s’engageaient dans un combat quasi perdu d'avance (le capitalisme et la modernité, dès la fin du XIXème siècle jusqu'à nos jours deviennent un rouleau compresseur, une grand machinerie échappant à tout contrôle), il devient humainement compréhensible qu'ils aient jeté la focale sur un groupe d'individus les rendant de facto responsables de tous les maux de l'époque. Ils pouvaient s'adresser à un groupe d'individus et combattre. D'ailleurs, vu qu'en France nous sommes des assistés sur tous les sujets de la vie, et même littéraire, vous n'échapperez pas dans votre version 2020 de La Grande Peur des bien-pensants chez Le Livre de Poche à la préface et postface sur les méfaits de l'antisémitisme, sur "Bernanos et Drumont se sont en partie trompés de combat en accusant le juif plutôt que les élites financières de manière générale". Bref, vous l'aurez compris le français est trop con pour comprendre ces choses là de lui-même, une introduction de 70 pages est donc nécessaire messieurs ! Je ne résiste pas à vous livrer un passage intéressant dans le chapitre "Histoire d'une main gauche" écrit par Bernanos :
On peut mettre en doute la conquête juive comme on a nié en son temps la conquête jacobine. Le malheur des petits esprits est justement de tout nier. "Quelle conquête juive ? disent-ils. A-t-on jamais vu sous les murs de Paris une armée juive, commandée par un général juif ?" En somme le monde moderne est à qui veut le prendre. L'homme de jadis appartenait à une collectivité : famille, ordre, province, profession : la complexité des privilèges, leur enchevêtrement rendait presque impossibles certaines entreprises secrètes. Bien avant que le citoyen de l'ancienne France pût se sentir atteint dans son privé l'être collectif, infiniment plus sensible aux moindres variations de l'équilibre social, souffrait pour lui, mettait l'individu sur ses gardes. Aujourd'hui, n'importe quel parti organisé peut s'emparer impunément de l'Etat, pourvu qu'il respecte, ou feigne de respecter ce que l'homme moderne, avec une gravité cocasse, appelle encore ses droits. [Bernanos]
Et Drumont d'ajouter dans un extrait de son ouvrage virulent La France juive :
J'accepte très bien, et la plupart des ouvriers acceptent très bien avec moi, qu'il y ait des millionnaires. Seulement, la question change lorsqu'on se trouve en présence de gens qui, comme les Camondo, les Cahen d'Anvers, les Bamberger, les Ephrussi, les Heine, les Mallet, les Bichoffsheim, ont 200, 300, 600 millions acquis par la spéculation, qui ne se servent de ces millions que pour en acquérir d'autres, agiotent sans cesse, troublent perpétuellement le pays par des coups de Bourse.
Cela, ce n'est plus une propriété, c'est un pouvoir, et il faut le supprimer quand il gêne. Le comte d'Armagnac était incontestablement propriétaire par droit d'héritage du comté d'Armagnac, et Louis XI n'a pas hésité une minute à lui confisquer son comté. Louis XI n'admettrait pas plus qu'un Rothschild ait trop de milliards qu'il n'admettait qu'un seigneur féodal eût trop d'hommes d'armes chez lui. Le pouvoir d'un financier qui a trois milliards est autrement redoutable que ne le serait ce pouvoir d'un seigneur disposant de quelques milliers d'hommes d'armes. [Drumont]
L'ouvrage est terriblement dense tant il recouvre une multitude de sujets dont il faudrait disserter des heures. Bernanos critique la modernité sous toutes ces formes, il y a un passage très bien senti qui me rappelle Jean Vioulac sur les dangers d'une humanité définitivement asservie par la Technique. Je vous passe les détails sur l'affaire Dreyfus avec le recadrage sans fioriture d'Emile Zola par Edouard Drumont qui, pardonnez-moi, le détruit littéralement dans une lettre ouverte d'une violence calculée et irrésistible. La Grande Peur des bien-pensants est un pamphlet qui ne plaira pas à tout le monde, en particulier à cette frange de la population de plus en plus nombreuse aujourd'hui que j'appelle les "tièdes", ceux qui disent ne pas vouloir lire Céline ou Bernanos parce qu'ils étaient antisémites - même s'il faut bien prendre en compte que l'antisémitisme de Bernanos n'est pas racial. Bernanos n'est pas antijuif, il le dit très clairement dans un certain nombre de textes postérieurs où il clarifie sa position. Ce qu'ils reprochent aux juifs, c'est le caractère inassimilable de leur condition dans une Europe où naissent les états nations sur les cendres des anciens royaumes et empires :
Je ne suis pas antijuif, mais je rougirais d'écrire contre ma pensée qu'il n'y a pas de problème juif, ou que le problème juif n'est qu'un problème religieux. Il y a une race juive, il y a une sensibilité juive, une pensée juive, un sens juif de la vie, de la mort, de la sagesse et du bonheur. Que ces traits communs - sociaux et mentaux - soient plus ou moins accusés, je l'accorde volontiers. Ils existent, voilà ce que j'affirme, et en affirmant leur existence, je ne les condamne ni ne les méprise. Il en est qui s'accordent mal avec ma propre sensibilité, mais je n'en sais pas moins qu'ils appartiennent au patrimoine commun de l'humanité, qu'ils maintiennent dans le monde la tradition et l'esprit de la plus ancienne civilisation spirituelle de l'histoire.
De ce qui précède les imbéciles concluront que je suis raciste. N'importe ! Je ne suis nullement raciste pour affirmer qu'il y a des races. Le racisme condamné par l'Eglise est l'hérésie qui prétend distinguer entre les races supérieures par essence et les races inférieures destinées à servir les premières, ou à être exterminées par elles. Ce racisme du nazisme allemand ou du ku-klux-klan américain n'a jamais été, pour un Français, qu'une monstruosité dégoûtante. [Bernanos]
Je conclurai en vous conseillant fortement la lecture de ce pamphlet en particulier si vous aussi êtes irrités par le discours ambiant qui fait de la République un système politique parfait, irréprochable, politiquement idéal, historiquement sans reproche. La République, et ses agents contemporains de sa mise en place, ont procédé de la même manière que n'importe quel nouveau régime politique pour s'instaurer de manière pérenne : corruption, violence, trahison, mensonge et manipulation. Ces infamies posées sur une vision angélique et iréniste d'un système qui a toujours souhaité ardemment donner des leçons que ce soit en 1871 ou en 2020. L'enflure est permanente. J'achèverai cette critique en hommage à Bernanos, et à toute la pensée conservatrice foulée du pied depuis tant d'années, sur un extrait quasi prophétique rédigé dans la conclusion de ce texte cathartique dont les derniers mots seront : "On ne nous aura pas vivants !"
Ces prévisions, je le crains, vont faire pleurer de rire un certain nombre de gens obèses qui veulent absolument que la dernière guerre ait été l'oeuvre d'une poignée de hobereaux poméraniens ligués contre les vertueuses nations anglo-saxonnes et voient toujours la Révolution sous les espèces naïves d'un ouvrier culotté de velours finalement mené au poste par le bon sergent de ville, à la demande d'un monsieur en redingote décoré de la légion d'honneur. L'inconscience véritablement stupéfiante de ces lâches finit par les égaler aux plus braves : tant qu'ils pourront déguiser un de leurs chiens en gendarme, l'autre en juge et le troisième en agent du fisc, ils vivront de biscuits et de conserves au milieu de la ville en flammes attendant tranquillement d'heure en heure la victoire du parti de l'Ordre. Qu'ils l'attendent donc ! Nul homme capable de pitié n'aurait le triste courage de cacher à la jeunesse de notre pays une vérité désormais trop évidente, qui la vise entre les deux yeux ainsi que la bouche noire d'un browning : la guerre est l'état normal, naturel, nécessaire, d'une société qui se flatte de ne devoir absolument rien aux expériences du passé, s'organise pour suivre pas à pas la science dans ses perpétuelles transformations. La loi de ce monde sera la plus dure des lois biologiques, celle de la concurrence vitale. Il se condamne à détruire sans cesse sous peine de fixation, d'arrêt, c'est-à-dire de mort. D'ailleurs, toute destruction est légitime, puisqu'elle ouvre la voie au progrès, coupe à l'humanité en marche le chemin de la retraite. N'en déplaise aux romanciers de l'école de M. Durkheim, ou même à ces dévots roublards qui nous rebattent les oreilles des horreurs de la décadence romaine, il n'était pas jusqu'ici d'exemple d'une société radicalement et pratiquement athée.
[...] Le monde entier peut travailler systématiquement, cyniquement, à se passer de Dieu, préparer avec une énergie sauvage, dont le ressort reste mystérieux, l'avènement d'une nouvelle forme de barbarie - celle-là probablement sans remède, car elle aura sa loi et son ordre propres, disposera de moyens assez puissants pour imposer à des milliers esclaves la discipline strictement biologique de la ruche ou de la termitière - cette transformation réellement prodigieuse d'une société hier encore imprégnée de christianisme jusqu'aux moelles semble avoir passé presque inaperçue d'une part considérable de ce clergé, jadis glorieux, aujourd'hui gâté par un siècle de politique sans franchise, faite d'abandons retentissants et de revanches sournoises, et dont la vanité crédule grandit sans cesse à proportion des humiliations subies. Ce fait immense, qui, bien avant Drumont, n'avait pas échappé à Balzac, la dépossession progressive des Etats au profit des forces anonymes de l'Industrie et de la Banque, cet avènement triomphal de l'Argent, qui renverse l'ordre des valeurs humaines et met en péril tout l'essentiel de notre civilisation, s'est accompli sous leurs yeux, et ils ont gravement hoché la tête ou parlé d'autre chose. [Bernanos]