" Un idéal terrifiant, voilà ce que Robin des bois a immortalisé. On raconte qu'il s'emparait des biens de ceux qui volaient le peuple pour les redistribuer à ceux qui avaient été volés, mais ce n'est pas tout à fait ce que la légende a retenu. Robin des bois est resté dans l'histoire comme le défenseur, non du droit de propriété, mais de l'état de nécessité. Il est devenu le fournisseur des pauvres et non le protecteur des démunis. Le premier, il s'est paré d'une auréole de vertu en faisant la charité avec des richesses qui ne lui appartenaient pas, en distribuant des biens qu'il n'avait pas produits, en pratiquant une charité d'autant plus généreuse que d'autres auraient à en supporter les frais. Il symbolise l'idée que le besoin et non l'effort donne des droits, qu'il est inutile de produire, qu'il suffit de vouloir, que ce que nous avons gagné ne nous appartient pas alors que ce que nous n'avons pas gagné nous appartient. Il justifie l'existence du médiocre, incapable de se prendre en charge, qui exige de disposer des biens de ceux qui lui sont supérieurs, tout en prétendant se consacrer aux plus faibles, quitte à voler les plus forts. "
Voilà le passage que j'ai décidé de retenir pour illustrer la philosophie libérale fondée sur "l'égoïsme rationnel" de Ayn Rand qui donne ici toute sa pleine mesure dans ce roman fleuve. Toute la richesse thématique entraperçue dans "The Fountainhead" se développe d'une manière on ne peut plus édifiante dans ce "Atlas shrugged" à travers un minutieux décortiquage d'une société américaine en proie à un déclin civilisationnel passant d'un rêve américain destitué vers une lente et progressive agonie vers l'effondrement et la dictature. L'histoire nous fait un état des lieux d'une Amérique minée par une bureaucratie incontrôlée et une justice à deux vitesses où l'arbitraire est roi et où la productivité industrielle est entravée du fait d'une spoliation des créatifs, des innovateurs et des indépendants toujours plus immodérée. On a droit à une brillante déconstruction en règle d'un collectivisme qui se donne les apparats d'une démocratie dérivant petit à petit vers une dystopie où les libertés individuelles sont sacrifiées au profit d'un altruisme irraisonné et irréfléchi. Une dystopie où le besoin serait plus noble que la compétence et où la charité et la miséricorde prévaudraient sur la justice, donnant alors lieu à une fuite des cerveaux. Donnant lieu à une société où on échangerait non plus des compétences mais des faveurs. Une société où on ne cultive non plus une éthique de travail où la compétence serait valorisée mais où on achète les personnes et les compétences. Une société de nivellement par le bas donc.
J'ai adoré la rigueur mathématique et quasi scientifique qu'a eu Rand de nous faire prendre conscience de tout ce simulacre avec un constat, un diagnostic, une mise en garde et une proposition. L'auteur dit ne s'être inspirée que d'Aristote dans ses écrits mais je ne peux m'empêcher d'y déceler des relans de 1984 dans cette mise en perspective brutale, notamment à travers la mention d'un ministère du conditionnement moral, mais surtout avec le parallèle qu'elle fait entre ce qu'elle appelle "Les mystiques de l'esprit" et "Les mystiques du muscle". Ces deux méthodes d'asservissement représentant la religion et la société et qui sont en fait les deux faces d'une même pièce.
Forcément, la philosophe va se faire très critique à l'égard des communistes en présentant ceux-ci comme voulant la nationalisation des moyens de production uniquement comme nationalisation de l'intelligence, de la compétence, de la connaissance et de l'expertise. La description d'une société qui périclite quand la morale d'esclave et la coercition sont devenues les seuls instruments du pouvoir gouvernemental face aux monopoles économiques de la libre entreprise est un scénario que j'ai adoré suivre durant plus de 1200 pages.
Le gros point noir étant encore le grand manichéisme de l'oeuvre et cette apologie sans borne de la croissance et de la révolution industrielle ; le tout sans guerre beaucoup de considération pour l'environnement et la biodiversité. Tout ça, bien qu'assumé, reste beaucoup trop anthropocentré à mon goût. Et, même si je trouve sa vision du commerce et du libre-échange intéressante, même si elle a par la suite bien spécifié que l'idée d'impérialisme était tout à fait contraire à sa philosophie individualiste anti-ingérence du "laisser faire", je ne suis pas d'accord avec elle pour ce qui est de voir le fait de gagner de l'argent comme une fin en soi au moyen d'échanges de compétences. Pour moi c'est précisément l'échange de compétences et de connaissances qui doit être visée comme une fin, et non comme un moyen. C'est peut être et d'ailleurs voir les choses de cette façon qui entraîne en partie le modèle de société qu'elle pointe du doigt ici.
Cela dit ça garde quand même le mérite de très bien illustrer à la fois (peut-être même malgré elle d'ailleurs), l'importance et l'influence de la question sociologique avec un rapport de cause à effet très fouillé et passionnant sur l'écrasement des masses et des individus par les affres des aspects socio-économiques-logistiques (raréfaction des matières premières et de la main d'oeuvre qualifiée, délabrement du service public et des moyens de production et de distribution...) dans les sociétés et les systèmes où la méritocratie est faussée, et à la fois un vibrant rappel à la nécessité de l'émancipation, de la liberté et de la responsabilité individuelle quand les droits de l'homme ne sont plus respectés.
Malgré cette dualité binaire Ayn Rand parvient tout même à écrire des personnages héroïques pétris de sentiments contradictoires et de doutes en laissant plus de place à l'introspection existentielle. Ça reste donc une histoire humaniste très tournée sur les relations entre les protagonistes, très centrée sur l'entraide et la coopération malgré la réputation égoïste de la romancière.
En avançant dans cette "Grève" on réalise bien vite l'influence colossale de la philosophie de cette écrivaine sur le rapport décomplexé et insouciant de l'Américain moyen sur l'argent, aux antipodes de celui de l'européen voyant la réussite, le commerce et la recherche du profit avec défiance et ressentiment. Ça m'a moi-même fait relativiser certaines choses tout en ayant la sensation de lire une philosophie mettant le doigt sur pas mal de choses sur lesquelles je n'arrivais à mettre des mots que via des réflexions assez disparates et ponctuelles. J'ai eu le sentiment de lire une vision regroupant et faisant la connexion d'un ensemble de points éthiques, politiques, scientifiques, et artistiques cruciaux et finalement indissociables avec une philosophie somme.
Bref, j'ai pris une petite claque car c'est assez lourd. Il est facile de croire à la censure quand on prend connaissance du fait qu'il a fallut attendre plus d'un demi-siècle pour enfin en avoir une vraie traduction française, car c'est un écrit qui interroge des tonnes de conceptions admises comme acquises depuis des siècles, voire des millénaires en Europe (vertus républicaines et socialistes notamment). LE magnum opus de Rand en définitif.