Giraudoux ou la Cassandre (involontaire) des années 30.

La Guerre de Troie n'aura pas lieu fait partie de ces pièces au formidable titre, qui laisse rêveur quant à la suite et notamment quant à la qualité théâtrale de la pièce. S'il est toujours hasardeux de jeter un regard critique sur une pièce de théâtre sans l'avoir vu jouer, Jean Giraudoux me déçoit pourtant beaucoup avec cette pièce courte, en deux actes, qui singe mollement les extraordinaires tragédies grecques de l'époque ou remise au goût du jour par les classiques français, comme Racine par exemple, comme s'il avait voulu compléter, mais en moins bien, en plus terne, leurs longues anthologies. Evidemment, en 1935, l'oeuvre raisonne étrangement à nos oreilles, puisqu'il exalte un pacifisme qui lors de la Conférence de Munich trois années plus tard montrera toutes ses faiblesses. Jean Giraudoux place donc son intrigue dans le Troie d'avant la grande guerre, après l'enlèvement d'Hélène à Ménélas, le frère d'Agamemnon, par Pâris, et période pendant laquelle la Guerre se prépare. Pendant que le peuple hurle à la Guerre, que les Rois n'y sont pas hostiles, des personnages comme Andromaque, Hector, Ulysse et Hécube vont tenter l'impossible pour empêcher une guerre inévitable par la volonté des Dieux et la bêtise des Hommes. Des personnages hélas très célèbres de la Guerre de Troie indiquent pourtant par leur présence l'inexorabilité de la guerre, comme la Prophétesse Cassandre, les arrivées régulières des divinités ainsi que ce fameux fatum.


La tragédie grecque, telle que conceptualisée par Aristote lui-même, que ce soit dans Phèdre, Andromaque, ou d'autres pièces encore, contient un concept absolument essentiel pour comprendre la pièce de Giraudoux qui est le fatum. Ce fatum n'est pas à regarder exactement comme la volonté des Dieux, ou comme une partie de la misérable position des hommes, mais bien comme la tragédie au sens nietzschéen du terme : ce qui arrivera arrivera, ce n'est ni bien ni mal, ça arrive, juste. Rien ne peut aller contre cette volonté des Dieux. Ici, tous les éléments sont contre ces héros qui, malgré leurs efforts éperdus, échoueront à donner à cette phrase plus incantatoire que réelle une réelle contenance : la guerre de Troie n'aura pas lieu. Evidemment, le dilemme philosophique du livre trouve un écho formidable dans l'Entre-Deux-Guerres, dans une période où les démocraties françaises et anglaises répugnent à la guerre, et pendant laquelle les régimes totalitaires fascistes s'y préparent avec une âpreté formidable. Troie représente d'une certaine manière cette France faible, intellectuelle et traumatisée par la Première Guerre Mondiale, qui ne veut pas voir la réalité d'une Grèce, représentant l'Allemagne Nazie, cherchant tous les prétextes pour guerroyer, la guerre étant la condition sine qua non du fascisme. Peut-être que cette lecture est justifiée par un regard tardif de l'Histoire. La guerre y est évidemment critiquée sous tous ses jours : le mensonge, l'art mis au service de la violence, la haine et l'automatisme quasiment frénétique des soldats, dépossédés quelques instants sur le champ de bataille de leur raison, et de leur humanité.


Jean Giraudoux rend un hommage appuyé aux tragédies grecques classiques, en tentant, volontairement ou pas, de légèrement la démocratiser, si toutefois "démocratiser" a dans ce contexte un sens. Les répliques sont très littéraires, surlignent leurs messages et sont légèrement indigestes. Malgré des formules extrêmement efficaces, et qui parfois frisent le lieu commun ("la guerre c'est pas bien", "les morts victorieux ou défaits sont pareils", etc), cette pièce est en réalité un peu insipide, un peu triste et un peu lente. Parfois même, elle se fait donneuse de leçon, artificielle et superficielle. Il y a une certaine lourdeur, un certain manque de spontanéité dans l'agencement des répliques, et les personnages sont terriblement sans nuance. Il y a le camp du bien, le camp du mal, et des personnages nébuleux et faussement poétiques comme celui d'Hélène. Parfois, le lecteur est épris d'un soupçon de doute, ce recul formidable sur la question est-il un trait de génie ou un intellectualisme barbare ? La Guerre de Troie n'aura pas lieu est un formidable manuel d'académisme, d'orthodoxie et pourtant recèle involontairement l'Histoire de la France des années 30, amoureuse de la paix, mais incapable, tragiquement, de la préserver.

PaulStaes
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le 7 juin 2018

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