Quelle saloperie la guerre (1).
Un monument, cet ouvrage est un monument !
Je vais me contenter d’aborder – et de développer - certains points qui m’ont particulièrement intéressé, quitte à en laisser d’autres de côté.
Svetlana Aleksievitch n’est ni romancière, ni journaliste, ni historienne, ni sociologue…mais en fait un peu tout cela à la fois.
Car le prix Nobel de littérature 2015 est celle qui donne la parole aux autres, celle qui fait raconter et elle a particulièrement le don et l’art de mettre en avant les témoins de l’histoire soviétique à travers ses œuvres consacrées à toutes les tragédies qu’a connues ce vaste « empire : seconde guerre mondiale, Tchernobyl, guerre d’Afghanistan, chute du « communisme » (et la nostalgie de cette période chez certains).
Comme chez Dostoïevski, l’un de ses modèles, Svetlana Aleksievitch aime sonder l’âme humaine, l’âme meurtrie, dans ses profondeurs les plus enfouies.
Dans cet ouvrage elle raconte la face cachée de la seconde guerre mondiale (en URSS), la guerre vue du côté des femmes, le plus souvent combattante (résistante, partisane, infirmière, brancardière, tireuse d’élite, tankiste, pilote d’avion, chauffeur, simple soldat, cuisinière, télégraphiste, blanchisseuse, matelot, sapeur, chargée d’intendance)...ou ayant participé aux combats de près ou de loin face à l’agression nazie.
Elle leur donne la parole et on découvre une autre façon de voir et de vivre la guerre, ses atrocités, une autre façon de raconter, loin des livres d’Histoire habituels et de leurs clichés glorifiant batailles et victoires – mais certains actes n’en demeurent pas moins héroïques.
Sept années d’enquête, des milliers d’interview, des centaines d’heures d’enregistrement ont été nécessaires pour ce livre, un travail documentaire de titan, un boulot colossal.
Les protagonistes de cet ouvrage sont donc des femmes la plupart simples, jeunes, qui apparaissent souvent naïves dans leur patriotisme et leur idéal, la plupart venant de milieux ruraux, paysans, beaucoup sortant à peine du lycée.
Car en effet lorsqu’elles s’engagent la plupart sont jeunes (18/19 ans) voire très jeunes pour certaines (16/17 ans).
Dès les premières pages ce livre nous plonge dans l’Inhumanité, la barbarie ; il raconte l’insoutenable, l’insupportable, d’autant plus que ce sont des témoignages, pas un roman de fiction.
Ou comment raconter l’indicible (par exemple le cannibalisme, le massacre d’enfants…) ?
Le récit est simple et horrible à la fois, le tout est narré avec les propres mots des témoins et actrices, des mots compréhensibles par tous (il ne s’agit pas d’une thèse universitaire !!).
Les mots cinglent, l’horreur est quotidienne, l’horreur absolue mais l’horreur réelle, celle qui ne vous quitte plus : le froid, la faim, la mort, les cadavres, les bombardements, la peur, la douleur…
Comme dans toute guerre le rapport à la mort est minutieusement dévoilé, un rapport à la mort difficile, car cette dernière est omniprésente : on la sent, on la craint ou on n’y pense plus.
La guerre est montrée comme quelque chose d’attirant et de repoussant à la fois, un monstre qui fascine, qui broie et qui permet le meilleur, comme le pire (surtout le pire), on se retrouve vite dans une autre vie qui n’a plus rien à voir avec celle qu’on a connu « avant ».
Car lorsqu’on est une femme le ressenti peut-être différent, la guerre vous transforme : on porte des fringues d’hommes, on se coupe les cheveux, on ne se maquille plus, l’apparence, le physique, le caractère tout est chamboulé.
Et comment rester féminine dans un environnement très masculin ? Comment se fondre dans un univers d’hommes ?
« La guerre n’a pas un visage de femme » montre aussi que bizarrement dans la plupart des témoignages les femmes disent avoir été bien acceptées par les soldats masculins, sauf parfois au début où elles devaient faire leur preuve, l’esprit de camaraderie restant centré sur un objectif commun : la victoire.
Des témoignages racontés plus de 40 ans après la victoire de mai 45, des souvenirs traumatisants, parfois enfouis, qui refont surface et qu’on raconte quasiment pour la première fois (lorsqu’elles racontaient leur guerre à leur retour à la vie civile beaucoup ne les croyaient pas, comme les survivants des camps de la mort d’ailleurs, alors elles se sont tues).
Car une autre difficulté abordée par l’auteure est le retour à la vie civile après 4 ans de combats quand on a connu depuis la sortie du lycée qu’une chose, la guerre, et qu’on n’a rien vécu d’autre.
Comment arriver à se réinsérer dans la société après 3 ou 4 ans de guerre terrible, où l’on a perdu tous ses repères. La difficulté à se retrouver dans la société active, à se refaire à une vie normale, où l’on est parfois mal vues en tant que femmes soldates (une femme au front avec autant d’hommes c’est forcément louche) et elles sont parfois mal accueillies, ont du mal à trouver du boulot, à retrouver un rythme normal. Déconnectées de la vie réelle tout simplement, tellement différente de la vie au front.
Et puis il y a celles qui ne sont pas parties combattre et sont restées dans leur village ; et qui attendent leur mari, leur fils ou leur frère, soldat partis faire la guerre.
Beaucoup d’entre eux ne reviendront pas, d’autres reviendront mutilés, amputés ; rares sont ceux qui reviennent indemnes.
Certaines sont prévenues du décès de leur(s) proche(s), d’autres non (il y a beaucoup de portés disparus et qui ne sont donc pas officiellement morts) et elles vivent des années dans l’espoir d’un retour improbable, une attente qui s’avère vaine.
Autre point intéressant : il est question ici de vie quotidienne à la guerre, de vie de tous les jours avec les blessés, le froid, la faim, la camaraderie, les combats mais il ne s’agit pas ou peu de faits d’armes glorieux, de victoires héroïques telles qu’on les raconte dans les livres d’Histoire, les journaux ou les encyclopédies. Evidemment la victoire finale est attendue mais c’est plus le ressenti de la guerre qui est raconté et développé ici, les impressions que ces femmes en gardent 40 ans après et les traumatismes qui sont parfois (souvent) toujours présents.
Ce qui est frappant dans ces témoignages c’est le patriotisme, l’amour de la patrie, de la terre, beaucoup parlant de guerre patriotique ; on peut le comprendre car c’est un leitmotiv qui revient souvent, de même que beaucoup combattent pour Staline mais très peu parlent de lutter pour l’idéal communiste. Cet idéal est mis de côté y compris par celles étant membres du parti (au mieux il s’agit de lutter contre le fascisme et le nazi) mais il n’est quasiment jamais question d’idéologie communiste.
L’ouvrage aborde aussi un thème très intéressant : comment l’Homme – à travers la guerre notamment – peut-il devenir aussi inhumain, aussi barbare ?
Car cette question je la partage avec l’auteure et elle semble comme nous hanter : pourquoi l’Homme est-il si disposé et si facilement sous couvert de faire le « bien » à commettre des atrocités sans nom et à devenir aussi cruel, au-delà de l’entendement, à prendre plaisir à faire le mal et à le faire si facilement ?
Pourquoi pouvons-nous faire le pire (guerres, massacres, tortures, barbarie, violences gratuites…) et passer aussi facilement du bien au mal ?
Comment pouvons-nous obéir aveuglement à une folie meurtrière et y participer si servilement, comme des moutons sans esprit, sans âme et sans conscience ?
Et comment peut-on propager le mal et aboutir à une inhumanité jamais atteinte au nom d’un idéal (politique, religieux ou économique), comment l’Homme dans certaines circonstances peut se transformer et développer ce qu’il a de pire en lui ?
Comment un événement aussi marquant, aussi extrême qu’une guerre peut mettre en valeur les côtés aussi primaires, bestiaux, barbares, inhumains d’une personne ?
Car une guerre cela signifie de fait des circonstances exceptionnelles, une situation extrême, le contexte et les normes changent, les cartes sont rebattues, tout est remis à zéro.
Comment lire ces témoignages terribles et se dire qu’une guerre, qu’une autre barbarie pourrait réapparaître ? L’Homme est ainsi fait malheureusement...
Cet ouvrage pose beaucoup de questions et invite ainsi le lecteur à se positionner, à réfléchir sur l’humain et donc sur lui-même.
Ce qui est intéressant c’est que l’auteur donne la parole mais intervient peu, elle ne cherche nullement à glorifier les partisans ou l’Armée rouge contre l’envahisseur nazi (je pense que si l’auteure avait été allemande elle aurait pu faire un livre similaire dans la forme – avec des protagonistes femmes allemandes – même s’il y en avait très peu dans l’armée nazie sauf à la fin), son but étant de montrer et de dénoncer les mécanismes de la guerre – et son absurdité (même si on approuve la résistance au nazisme) ; cette neutralité lui a d’ailleurs été reprochée par les censeurs soviétiques puis par les nostalgiques du stalinisme.
Petite parenthèse : on dit souvent que les américains ont libéré l’Europe du nazisme, ce n’est évidemment pas faux (quoique ce n’était ni gratuit ni neutre bien sûr) mais largement moins que les soviétiques dont on oublie le lourd tribut qu’ils ont payé dans cette guerre (20 millions de mort entre 41 et 45) alors que les américains ont débarqué fin 1943 au sud puis en juin 44 en Normandie. Parfois il faut savoir rééquilibrer certaines vérités historiques.
Même si je ne suis pas forcément d’accord sur tous les points de vue de l’auteure on est à priori d’accord sur la conclusion à tirer de ce remarquable essai à savoir que la guerre est une « saloperie » que rien ne peut justifier (et en ce qui me concerne cela fait longtemps que c’est mon idée et bien sûr ce livre ne fait que la confirmer). (2)
Un livre indispensable dont je ne vois qu’un seul petit bémol : le côté répétitif des témoignages, un poil redondant, certains points revenant plusieurs fois (évidemment l’auteur souhaite appuyer sur ceux-ci d’où des redites – par exemple le fait que le premier moment pénible et traumatisant soit souvent le passage chez le coiffeur pour se faire couper les tresses, les nattes ou les cheveux).
Un livre à lire et à faire lire pour rendre hommage à ces courageuses et héroïques combattantes, pour rappeler que la guerre est d’abord une activité masculine voire machiste et surtout pour ne pas oublier l’horreur que représente toute guerre. Pour ne jamais oublier !
PS : évidement l’armée soviétique a, elle aussi commis, des atrocités, notamment lorsqu’elle a « repris » l’Allemagne mais :
a) ce n’est pas réellement l’objet de ce livre même si certains témoins y font quelques allusions.
b) les soviétiques (Biélorusses, Ukrainiens ou Russes) se sont retrouvés en 41/42 dans la position de l’envahi et non dans la peau de l’envahisseur.
Notes :
(1) et (2) : évidemment il s’agit d’une guerre de résistance, d’une guerre contre une idéologie hideuse, et qu’aurais-je fait, moi, pacifiste, dans cette période si sombre...je ne sais pas. Et puis je connais les arguments des « anti-pacifistes » comme quoi l’armée est nécessaire (mais c’est un autre débat).