La Honte
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La Honte

livre de Annie Ernaux (1997)

Annie Ernaux est une... romancière ? Non, pas vraiment. Non pas par manque de talent, mais parce que ses livres sont presque essentiellement des autobiographies. De courts livres qui lui permettent d'analyser un aspect précis de sa vie. Une autobiographie morcelée, éclatée, et qui en est d'autant plus approfondie, analysée, précise.
Ce livre commence par une phrase choc (ce qui est rare chez elle, dont l'écriture est toujours policée, lisse, ce qui ne veut pas dire qu'elle n'est pas travaillée, loin de là). "Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l'après-midi". Le 15 juin 1952, pour être précis. Et ce court livre (120 pages peu remplies d'une grosse écriture) débute donc par une description de ce qui est arrivé là : une remarque de la mère, la remarque de trop, et le père, d'habitude si réservé, qui sort de ses gonds et qui, sous l'effet d'une colère impossible à maîtriser, tente d'étrangler sa femme. Événement forcément traumatisant pour une jeune fille de 12 ans, jeune écolière qui a vécu jusque là dans une sorte de cocon.
Mais c'est là que le talent de l'auteur s'exprime vraiment. Car au lieu de se contenter de raconter l'événement, elle va chercher à le reconstituer pleinement. Et le plus objectivement possible, sans le filtre des émotions et des sentiments qui l'affectait à l'époque et l'affect toujours au moment de l'écriture (1997). Elle va donc chercher à reconstruire tout ce qui faisait son monde à l'époque : une petite ville de la campagne normande, le café de ses parents, les clients habitués, les relations sociales, l'école privée et son fonctionnement, etc. Tout l'univers social de ses 12 ans est mis en lumière. "être, en somme, ethnologue de moi-même".
S'ensuit donc une description précise et neutre qui occupe l'essentiel du livre. Une description qui vise forcément l'objectivité, qui est nécessaire pour avoir le recul qu'il faut : "décrire pour la première fois, sans autre règle que la précision, des rues que je n'ai jamais pensées mais seulement parcourues durant mon enfance, c'est rendre lisible la hiérarchie sociale qu'elles contenaient".
Le recul "sociologique" est devenu indispensable pour bien appréhender l’événement et ses conséquences. Pour comprendre où se situe la honte du titre, titre qu'on ne comprend vraiment qu'à la fin. Toute la partie descriptive peut donc paraître fastidieuse, mais elle est juste incontournable : "J'ai mis au jour les codes et les règles des cercles où j'étais enfermée. J'ai répertorié les langages qui me traversaient et constituaient ma perception de moi-même et du monde."
Tout est alors prêt pour la dernière partie, c'est-à-dire les 25 dernières pages, où l'auteur explique ce que cet événement a changé dans sa vie, surtout dans sa perception de ses parents. Car c'est là que s'inscrit la honte, c'est là l'aspect le plus douloureux de tout cela : être élevé dans le respect le plus strict de la normalité, dans des règles précises dont l'infraction signifiait le rejet immédiat et sans appel hors de la "bonne société", et s'apercevoir que sa famille ne respecte pas ces règles. Que sa famille est en dehors du cadre de la famille modèle "petite bourgeoisie catholique sans histoire".
"Nous avons cessé d'appartenir à la catégorie des gens corrects (...). Je pouvais bien avoir une blouse neuve à chaque rentrée, un beau missel, être la première partout et réciter mes prières, je ne ressemblais plus aux autres filles de la classe."
Le sentiment du rejet, de la marginalité. Le regard des autres. être celle dont on parle dans "les récits conclus par 'c'est tout de même malheureux de voir ça'".

L'écriture d'Annie Ernaux est claire, précise. Épurée d'effets qui auraient été malvenus ici, elle n'est en pas moins très travaillée. Le mot juste, le ton juste. Un récit court, qui se lit rapidement, et qui propose une réflexion profonde sur la mémoire, les souvenirs troublés par les affects, et la place sociale du langage (voir, à ce titre, la très belle citation de Paul Auster mise en exergue du livre : "Le langage n'est pas la vérité. Il est notre manière d'exister dans l'univers."
SanFelice

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