Livre de bousculements, de translations.
De la naïveté de l'enfance à la crainte de l'adolescence.
Du quotidien d'une classe au confort de la supérieure.
Du flou du souvenir à la ténacité de l'écrit.
Translations multiples, donc, prenant racine dans un terreau fertilisé d'une image: celle d'un père tenant une serpette - celle avec laquelle on égorge les canards - contre la trachée d'une mère. Et le regard d'une fillette, leur fillette, les yeux grands ouverts pour bien imprimer contre les circonvolutions de son cerveau l'indélébilité de cette scène qui changea tout. Et de laquelle naquit ce livre.
La Honte.
La Honte nécessaire pour l'écriture.
Le sujet rendant impossible d'en parler.
La scène annihilant la possibilité de soutenir le regard de l'autre.
Ce qui se passe entre le papier et la plume d'Ernaux, c'est l'ultra-intime, le tabou, une mise à nu totale, et pourtant un entraperçu sur l'universel d'une crainte: celle du temps qui passe. Des relations qui s'effritent. De l'enfance qui s'éponge dans ces serviette trempées de sang. Des mots qu'on n'use plus. La décrépitude d'une langue. La nostalgie d'un moment, sur une plage, quelque part. D'un été. D'un amour peut-être. La perte de cérémonials. Et l'oubli des prières.
Fragmentation d'un être.
Historicité palpable.
Tout s'effrite, sous la plume d'Ernaux.
Tout s'oublie, jusqu'à soi-même.
Puis vient la fin du bouquin, accablante, déchirante. En 130 pages à peine, elle nous fend le cœur et nous fait entrapercevoir - en quelques mots simples - nos craintes viscérales les plus indicibles. La vision d'une photo. D'une photo de nous-même. Et cette impression d'être en face de l'Autre, de l'Etranger. Il n'y a plus rien entre l'image et moi.
Plus rien ?