La Lettre à Helga par jerome60
A plus de 90 ans, Bjarni Gislason a décidé d’écrire une dernière lettre. Une lettre destinée à sa chère Helga, son seul véritable amour. Avec sa femme Unnur, ce n’était pas pareil. Elle n’a jamais pu avoir d’enfant et leurs relations en ont été particulièrement détériorées. Une vie de couple pleine de rancœur et d’amertume que Bjarni fuyait dès qu’il le pouvait. Éleveur de moutons et contrôleur cantonal des réserves de fourrage, il devait souvent se rendre dans les fermes alentour pour évaluer la santé des cheptels. C’est dans une de ces fermes, pendant la seconde guerre mondiale, qu’il a rencontré Helga. Une femme sensuelle à la poitrine opulente qui l’a rendu fou de désir. Leur adultère fut aussi passionné que foudroyant. Lorsqu’Helga tomba enceinte, elle lui proposa de quitter leur trou perdu pour partir à Reykjavik. Mais le fermier refusa d’abandonner sa terre et brisa à jamais leur relation. Quarante ans plus tard, il ressent le besoin d’écrire cette longue lettre pour expliquer à Helga les raisons de son choix. Forcément trop tard…
Ce pourrait être la triste litanie d’un vieillard en bout de course. Ce pourrait être un texte tire-larmes où un homme se retourne une dernière fois sur des occasions manquées. Et bien c’est tout sauf ça. Certes Bjarni constate qu’il a raté quelque chose. Mais il le fait avec tellement de détachement, d’humour et d’autodérision que c’est un régal. Avec lui on découvre la vie dans les campagnes islandaises au tournant de la modernité. On accueille les premiers tracteurs mais l’isolement est tel qu’il faut parfois fumer les morts comme des poissons au cœur de l’hiver pour les conserver en attendant de pouvoir les enterrer au printemps. Pour traiter les brebis contre la gale, il faut les tremper manuellement dans une mixture composée à 90% d’urine. Il raconte aussi son échec au concours du plus beau bélier où il était pourtant certain de gagner. Des pratiques d’un autre âge sur lesquelles il revient sans amertume mais avec un réel plaisir. Concernant la fin de leur histoire, il assume totalement son choix même s’il sait que c’était sans doute une erreur : « Ici, à la campagne, j’ai eu de l’importance. Et si ce n’est qu’une idée, au moins aurais-je eu l’impression d’en avoir. Voila une différence qui compte. »
Ce qui est formidable, c’est le ton sur lequel il rédige sa lettre. Léger et fleuri, souvent très drôle (« Te voir nue dans les rayons de soleil était revigorant comme la vision d’une fleur sur un escarpement rocheux. Je ne connais rien qui puisse égaler la beauté de ce spectacle. La seule chose qui me vienne à l’esprit est l’arrivée de mon tracteur Farmall. »), c’est franc, direct, en toute sincérité. J’ai aussi adoré la façon dont il parle du désir qui a été l’aiguillon de sa relation avec Helga : « Ensuite je t’aurais embrassée, des attouchements hâtifs auraient eu lieu avant que je ne baisse mon froc tandis que tu relevais ton pull de grosse laine pour dénuder tes seins et là, mes cuisses couleur d’aspirine se seraient mises à claquer contre toi, tandis que le courlis roucoulais dans l’air lourd du parfum de la bruyère, et nous deux, pauvres créatures, là, dans le creux, n’en aurions plus fait qu’une, l’espace d’un instant, jusqu’au dernier soupir de la montée de sève, quand la gelée blanche aurait dégouliné sur la face interne de ta cuisse sur quelques brins d’herbe sèche, seuls témoins de l’embrasement qui nous avait saisis. » Ces quelques lignes sont à des années lumières du purin que nous offre les Cinquante nuances de grey et consorts. Tellement supérieur, tellement plus proche de la littérature que j’aime.
Un premier roman somptueux, tragi-comique à souhait et qui m’a fait passer un délicieux moment de lecture. Un véritable coup de cœur. Pour le plaisir, je vous offre une dernier extrait : « Je te le dis du fond du cœur, ma Belle, je ne suis plus qu’une vieille bûche vermoulue et pourrie gisant sur le rivage du temps, d’où le ressac m’emportera bientôt. Et nul ne pleurera ma disparition. C’est bien vrai ce que disaient les anciens : on devient lâche en vieillissant. »