Quand un auteur écrit une uchronie, il peut jouer à vous tromper sur ce que vous croyez savoir, mais au bout d'un moment il vous donne les clés. Sauf quand il s'agit de deux auteurs fondateurs du syberpunk et épris de complexité. Là, c'est différent.

En refermant le livre, il y a peu d'événements sur lesquels le lecteur pourra dire avoir acquis des certitudes, car ceux-ci sont toujours vus à travers la subjectivité des personnages, dont l'interprétation peut être fausse.

Voici ce qui change dans cette uchronie, dont l'essentiel des évènements court pendant les derniers mois de l'année 1855. En 1824, Charles Babbage a persuadé le parlement de créer le premier ordinateur à roues dentées, la machine à différences. Il est devenu un parlementaire de premier plan, partisan du progrès et d'usines autogérées. Lord Byron, au lieu d'être un poète, est un homme politique assez conservateur, et a épousé la fille de Babbage, Lady Ada. Wellington est une figure honnie, car il a essayé de mettre en place une dictature militaire pour faire barrage à Babbage et Byron, mais a été assassiné. Le Royaume-Uni est une grande puissance en compétition avec la France, qui a également son propre ordinateur, le Grand Napoléon. Les Etats-Unis n'existent pas : ils sont partagés entre la confédération du Nord, celle du Sud, une république texienne et le Mexique français (l'expédition de Napoléon III a marché), qui comprend la cote Pacifique de l'Amérique du Nord. Quant à l'Allemagne, elle n'arrive pas à s'unifier. Ce sont donc les Anglais, et non les Etats-Unis, qui ouvrent le Japon au commerce.

Il y a encore d'autres vannes : dans cette réalité alternative, Benjamin Disraeli est un romancier à l'eau de rose un peu licencieux, John Keats est un kinotropiste, et Karl Marx s'est installé aux Etats-Unis où il a fondé la Commune de Manhattan. Il y a encore quelques personnages qui portent des noms de grands auteurs du XIXe mais jouent ici des rôles de second plan.

Je vais essayer de faire un résumé de ce que j'ai compris, quitte à me rendre ridicule. ça m'aidera à mettre de l'ordre dans mes idées. Lisez d'abord le livre, puis venez relire ce que j'ai écrit pour vérifier si c'est juste.

- Chapitre 1, "L'ange de Goliad".

Sibyl Gerard est la fille d'un ancien leader anarchiste. Elle mène une vie déchue de demi-mondaine, mais un député, Mick Radley, lui propose de partir pour Paris faire la connaissance d'une société secrète et lui confie des cartes pour ordinateurs très importantes, à livrer en France. Il utilise aussi Sibyl dans un meeting du président texien en exil Sam Houston, pour lequel il organise des diaporamas en kinotropie. Mais le général vole les cartes de kinotrope de Mick : ce dernier essaie de les récupérer en cambriolant la chambre d'hôtel de Houston, mais se fait tuer par un ranger du Texas qui venait assassiner Houston, ce traître à la cause texienne. Sibyl, témoin du meurtre, met la main sur les cartes et une poignée de diamants, s'enfuit en France et refait sa vie à Cherbourg.

- Chapitre 2, le jour du Derby.
[Ici on change de personnage, mais voilà ce qui s'est passé entretemps : Sibyl a donné les fameuses cartes à un jeune ingénieur, Théophile Gautier, qui se fait tuer. Les cartes sont reprises par le capitaine Swing et Florence Bartlett pour le compte de Lady Ada et d'un parlementaire, Charles Egremont.]
Ned "Leviathan" Mallory est un paléontologue anglais revenu du Wyoming, où il a découvert un spécimen de brontosaure. Il est partisan de l'école catastrophiste (une catastrophe a tué tous les dinosaures). C'est un scientifique et un homme d'action, assez populaire et un peu boyscout, originaire du Sussex. Lors d'un derby de machines à vapeur, il mise tout son argent sur le Zephyr, premier engin volant plus lourd que l'air, donné perdant. Surtout, il croise Lady Ada, droguée, encadrée de Swing et Bartlett. Il croit la délivrer et prend sous sa responsabilité le coffret de cartes perforées. Le Zephyr gagne : Mallory est riche.

-Chapitre 3, Lanternes sourdes.
Mallory, qui loge au palais de la paléontologie, reçoit la visite de Laurence Oliphant, personnage fantasque qui, sous couvert de journalisme freelance, travaille pour le gouvernement. Oliphant ouvre des portes à Mallory (projet de fouilles archéo en plein Londres, entrée à la Société Géographique). Ils parlent du meurtre d'un collègue de Mallory, Rudwick, puis en viennent à parler de l'incident du derby (Mallory ne parle pas des cartes à jouer). Oliphant adjoint à Mallory une protection policière (l'inspecteur Fraser) et l'envoie au service des archives identifier ses agresseurs. Mallory rend d'abord visite à Huxley, directeur du musée de paléontologie. Ils parlent des dernières découvertes [il y a une ellipse, mais Mallory en profite pour cacher les cartes à l'intérieur du crâne de son brontosaure]. Mallory se rend ensuite au bureau des statistiques nationales. Première plongée dans le monde des ordinateurs mécaniques, au service de Criminologie Quantitative (CQ) dirigé par Wakefield. Il ne trouve rien sur le Capitaine Swing [la fiche a été retirée], mais identifie Florence Bartlett. En ressortant, Mallory tombe dans la Puanteur : la Tamise est tellement polluée que la vie s'arrête, les privilégiés quittent Londres et les voleurs courent les rues. Il se réfugie chez Oliphant, puis rentre chez lui accompagné de Fraser. Il reçoit une lettre du Capitaine Swing qui lui demande de rendre les cartes, sans quoi tout sera fait pour ruiner sa carrière. La menace est mise à exécution : des ragots courent sur Mallory, sa chambre est "accidentellement" victime d'un incendie. Il commet l'erreur d'écrire à Lady Ada pour lui dire où il a caché les cartes. Déprimé, car sa conférence va être annulée à cause de la Puanteur, Mallory se laisse entraîner par Fraser vers un club, les Cremone Gardens. Mais sur le trajet (impossible de trouver un fiacre), un groupe de jeunes brise-tout les agresse : Mallory emmène Fraser, blessé, au commissariat, mais ne peut se résoudre à rester sur place.

Chapitre 4 - Sept malédictions.
C'est le chapitre le plus haletant du livre. Il a lieu pendant la Puanteur, dans une Londres surpolluée et livrée aux pillages et à l'anarchie.

Déprimé, Mallory va au Cremone Gardens et vit une nuit de débauche avec une prostituée (scènes de cul à rallonge, racontées de manière très clinique). Pas fier, il ressort dans les rues livrées à la violence, ramasse un revolver et décide de revenir au palais de la Paléontologie. En chemin, il voit sur les murs des affiches diffamatoires présentant sa conférence comme une soirée de débauche, ainsi que des tracts anarchistes. Il met la main sur le fiacre qui les colle, rachète le lot d'affiches diffamatoires et se fait déposer au palais. Là-bas, il retrouve Fraser, ainsi que ses deux jeunes frères : Brian, militaire qui revient de la guerre de Crimée, et le jeune Tom. Ils sont là car leur jeune soeur a vu ses fiançailles rompues à cause d'une lettre anonyme des ennemis de Ned. Mallory ayant appris que le commanditaire des affiches, le Capt. Swing, est réfugié dans les West India Docks, un quartier très mal famé, et l'épicentre des troubles, la troupe décide de s'y rendre avec le Zephyr de Tom.
En chemin, ils tombent sur un truand connu de Fraser, Tally Thompson, qui leur révèle l'entrepôt où se situe Swing. Ils y vont en longeant la Tamise, les pieds dans la vase. Repérés par une troupe de Swing menée par "Le Marquis de Hastings", un jeune exalté, ils se font passer pour des pillards, entrent dans la gueule du loup, entouré de la racaille de Londres, et font mine de s'intéresser à une conférence de Bartlett sur les méfaits de l'alcool. Mallory s'éclipse, assomme le Marquis, revient, est pris d'une quinte de toux qui les fait remarquer. Les quatre hommes se replient dans un entassement de balles de coton comprimées. Bartlett et Swing les appellent à se rendre, on apprend que Lady Ada est complice de tout : elle sait donc où sont cachées les cartes. Alors que les munitions s'épuisent, la pluie arrive, amenant la fin de la puanteur. Peu après, l'armée détruit l'entrepôt, forçant les rebelles à fuir. Le chapitre se termine après une ellipse sur la mort de Mallory, en 1908.

Chapitre 5 - L'oeil qui voit tout.
Ce chapitre est de loin le plus complexe. Il suit plus ou moins Laurence Oliphant dans ses tâches de renseignements et croise beaucoup d'interlocuteurs différents. On commence par une scène de crime : l'assassin texien de Mick Radley est retrouvé dans une sous-pente, empoisonné, probablement par Bartlett. Oliphant se replonge dans les rapports du meurtre de Radley : un message trouvé dans l'étui à rasoir de ce dernier montre qu'un mystérieux commanditaire voulait se voir confier les cartes perforées. Oliphant retourne aux CQ et demande le contenu d'un télégramme envoyé par Charles Egremont, puis consulte des indics, qui prétendent que la Puanteur elle-même avait été provoquée par des anarchistes. Puis il va assister à une pièce d'une troupe de théâtre avant-gardiste venue de Manhattan, et invite l'actrice, Helen America, dans une sorte de proto-fast-food. La fille refuse de parler quand elle comprend qu'Oliphant veut des infos sur Flora Bamett, alias Florence Bartlett. Oliphant rentre chez lui, reçoit le contenu du télégramme destiné à Egremont : il s'agit de la lettre écrite par Sibyl Gerard. Il rend ensuite visite à la famille princière, puis est appelé sur une autre scène de crime : on a retrouvé Florence Bartlett et deux complices morts dans un accident de circulation. Ils venaient de cambrioler le muséum de paléontologie pour le compte de Lady Ada. Oliphant se sent de plus en plus épié (un de ses agents est mystérieusement tué) : il fait scandale dans un restaurant pour s'entretenir rapidement avec Wakefield, puis retire de l'argent et se rend en France, retrouver Sibyl Gerard, devenue Mme veuve Tournachon, dans un cabaret de Montmartre. Il lui demande de témoigner de l'ancien passé luddite d'Egremont pour faire chanter celui-ci. Elle finit par accepter.

Conclusion : Modus.

Ce chapitre de conclusion est constitué de documents divers, de différentes époques : extraits d'un traité de Babbage, d'une histoire générale du mouvement populaire (une clé qui arrive bien tard), les obsèques de Byron racontées par Disraeli, des souvenirs de Byron par sa femme et de Wellington par un maître-foreur du métro de Londres, des indices de l'assassinat d'un pasteur hostile à Lady Ada, le récit par un veilleur de nuit du museum du vol du crâne et de la mort du marquis de Hastings , un livret de théâtre pour une pièce sur les "pointeurs" de Londres, enfin la scène d'une rencontre entre Lady Ada (à moitié déchue et chaperonnée par Fraser) et Sibyl Tournachon. Le livre se clôt sur une vision de Londres en 1994 par Lady Ada.

Bien, ce résumé superficiel vous aura donné des repères au cas où vous auriez été perdu dans le livre. Il vous donne aussi une idée de la richesse et de la complexité de cet univers.

Venons-en à cet univers lui-même : il allie la capacité de Sterling à créer de toutes pièces un environnement politique crédible, et le talent de Gibson pour les descriptions techniques, qu'il s'agisse d'environnement urbain, de vêtements, d'armes, de machines. L'univers n'est qu'entre-aperçu, dans ce roman, comme si les auteurs ne nous avaient ouvert qu'une toute petite fenêtre sur quelque chose de bien plus vaste. A vous, si vous le voulez, de vous promener en penser dans les couloirs du métro de Londres, d'imaginer la vie dans le Mexique français ou dans le Manhattan rouge, de recréer en pensée l'actualité de l'époque.

En tant que création d'univers, il est difficile de faire plus réussi. Mais la complexité rebutera beaucoup de lecteurs, et si la carte du monde mise au début aide un peu, peut-être qu'une annexe ou un lexique aurait fait un peu de bien. Il y a un peu trop de références cryptiques non expliquées pour le lecteur lambda que je suis.

En tout cas, comme dit dans une autre critique, c'est une véritable bible du steampunk : amateurs de machines à vapeur, d'uniformes engoncés, de vélocipèdes extravagants, de muséums fantasques, d'anachronismes savoureux, il vous faut absolument lire ce livre. Moi qui n'ai pas d'affinité avec le steampunk, j'ai pris plaisir à lire ce livre, auquel je ne mets pas 10 simplement parce que ce genre de SF n'est pas ce que je préfère.
zardoz6704
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le 14 oct. 2012

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le 14 oct. 2012

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zardoz6704

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