Après un troisième tome véritablement extraordinaire dont les éléments narrés se déroulaient en Genabackis, Steven Erikson nous ramène une nouvelle fois en Sept-Cités.


Être promené·e d’un continent à l’autre devient une habitude. Si le procédé est extrêmement fatiguant pour les neurones (il faut s’en souvenir de tous ces personnages croisés quasiment 2000 pages plus tôt !), il permet surtout à l’auteur de faire avancer en parallèle de nombreuses intrigues aux ramifications parfois surprenantes.
Par ailleurs, sans qu’il n’en abuse, Erikson se sert de son système de magie (les Garennes) pour instaurer des ponts entre les continents et casser la barrière de l’éloignement. Le procédé n’est pas spécialement original, mais bien utilisé.


Le retour en Sept-Cités était d’autant attendu que le continent avait été laissé dans un bien triste état à la fin des Portes de la Maison des Morts : ravagé, politiquement incertain, sans avenir tracé.


Mais plutôt que de subvenir aux besoins de son lecteur, l’auteur commence par un tour de force en introduisant un nouveau personnage et – à noter que c’est une première depuis le début du cycle – en ne changeant pas de point de vue pendant l’entièreté du Livre Premier (environ 250 pages).
C’est donc ainsi que Karsa Orlong, présenté comme un vulgaire sauvage dans les premières lignes, va petit à petit prendre forme et finalement se révéler être un personnage crucial


croisé dans le tome 2.


La technique narrative est majestueuse et quand le déclic a lieu pour le lecteur, ce dernier ne peut qu’exulter. Il est toujours agréable de se faire manipuler aussi habilement, d’autant que cette généreuse introduction au personnage en dit long sur l’importance qu’il va prendre au fil des pages


et, c’est une quasi certitude, des romans à suivre.


Puis vient l’heure des retrouvailles avec la narration éclatée et les personnages bien connus du tome 2. Et très vite, le lecteur saisit qu’il ne va pas y avoir de temps d’observation et qu’une nouvelle situation explosive est déjà amorcée. C’est avec plaisir que l’on retrouve Héboric, Félisine, Violain, Kalam et même...Tavore. Surtout, lorsque l’auteur révèle que le point culminant de son roman sera la rencontre entre Félisine et sa sœur, les attentes atteignent un point paroxystique.


Pourtant, quelque chose va déraper. A force de promettre un final cataclysmique, Erikson s’est exposé à un retour de bâton. En effet, si la rencontre a bien lieu, elle ne tient pas vraiment ses promesses et la sensation d’avoir été mené·e en bateau longtemps (950 pages en tout) finit par se faire jour. Certes, l’auteur a un goût très prononcé pour la dramaturgie et, quelque part, le déroulé de la rencontre est aussi beau que vibrant… Mais il manque d’une grosse pincée d’épique en cette fin de roman. Le duel raté n’est que le symbole d’une guerre ratée.


Erikson compense en nous donnant des affrontements/échauffourées en parallèle, mais rien qui puisse réellement faire disparaître le goût amer de la frustration, la sensation d’être passé·e juste à côté de quelque chose de vraiment grand.


C’est d’autant plus préjudiciable que tous les ingrédients étaient réunis. Mais quasiment chaque intrigue en Raraku se termine en eau de boudin :


le duel des deux sœurs, le non-affrontement des armées, la chevauchée de l’armée ascendante un peu expédiée, la déesse du Tourbillon qui périt lamentablement…


S’il fallait être un peu caricatural, on pourrait presque dire que la montagne a accouché d’une souris.


Alors que ce n’est pas le cas ! Déjà, l’arc scénaristique de la Rébellion trouve ici une vraie conclusion, satisfaisante qui plus est, et l’histoire va pouvoir avancer. De même, de nombreuses réponses sont apportées, notamment en ce qui concerne des points particulièrement nébuleux dans le tome 2.
Par ailleurs, certaines intrigues tiennent le bon bout et font dresser les poils :


l’affrontement entre Karsa Orlong et les Deragoths, Karsa (encore) qui brime ses anciens dieux, l’escarmouche entre l’armée de Tavore et une escouade de Sha’ik, les apparitions de Cotillon qui rendent ce personnage particulièrement complexe, Tavore qui n’a jamais parue si passionnante… Et évidemment Karsa…


Il y a du très bon et, dans l’ensemble, impossible de ne pas se délecter d’un tel roman ou même de simplement douter que ces choix qui laissent perplexe se trouveront une raison dans les tomes suivants.


Seulement, pour un livre qui s’appelle La Maison des Chaînes, ça manque de Dieu Estropié. C’est bien simple, s’il est évoqué à quelques reprises, il n’apparaît pas.
Également, si la rencontre et l’amitié naissante entre Trull Sengar et Onrack sont touchantes, leur arc scénaristique ne trouve pas de fin.
De la même manière, les pérégrinations d’Apsalar et Crockus/Couteaux sont intéressantes


jusqu’à ce que leur mission sur l’île dérivante soit accomplie.


Les pages qui leur sont ensuite consacrées ne sont pas particulièrement prenantes, avec pour point d’orgue une décision d’Apsalar peu compréhensible.
Le lecteur sent bien que le personnage de Voyageur va être important dans le cycle, mais il est aussi vite introduit qu’abandonné.
Enfin, Erikson a décidé d’approfondir encore un peu plus son univers (qui n’en avait pas besoin) en présentant les Eres et les Tiste Liosan. Si les premiers intriguent, le parcours des seconds fait vraiment pitié…


En gros, ils viennent, se prennent une bonne déculottée et repartent chez eux la queue entre les jambes. Ils reviendront assurément, mais cet arc paraît lui aussi un brin ridicule.


À noter un appréciable effort de la maison d’édition, seules quelques infimes coquilles ont été relevées. Pour un bouquin de cette taille, si complexe à traduire, et pour une première édition, c’est du très beau travail.


Ainsi donc, une note moins élevée pour un tome qui offre de grands moments d’extase mais semble se perdre un peu en route et oublie de lâcher les chevaux. S’il avait offert le gigantesque feu d’artifice qu’il promettait, peut-être l’amertume percerait moins en fin de lecture. L’univers est toujours aussi passionnant, les personnages sont tous très captivants, mais ce roman est le premier du cycle à ne pas réussir à entièrement contenter. Pour autant, en dépit de ses faiblesses, il reste quelques coudées au-dessus de la masse.

Créée

le 30 oct. 2019

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