Pour tout amateur du genre fantasy, la perspective de pouvoir un jour se confronter à l’œuvre complète de Steven Erikson a longtemps relevé du mirage.


Alors que la France possède un vivier de lecteurs en la matière qui ne se dément pas dans les ventes, l’auteur canadien n’a jamais réussi à s’y faire une place au soleil, la faute sans doute à un accompagnement marketing trop limité.


Car à deux reprises et en dépit d’une reconnaissance mondiale, son œuvre décalogique intitulée « Malazan Book of the Fallen » a échoué dans sa tentative de percée sur le marché français. Buchet/Castel en 2001 puis Calmann-Lévy en 2007 n’auront pas réussi à intéresser les lecteurs à ce cycle gargantuesque écrit par un auteur prolifique, les dix tomes du cycle étant parus entre 1999 et 2011.


Au final, seuls les deux premiers tomes auront été traduits et édités en France. La lecture du cycle étant réputée difficile, et en particulier celle du premier tome, les lecteurs français ont pu raisonnablement abandonner au fil des années l’idée de le découvrir.


Mais il est bon de rappeler que la détermination peut payer et que les plus belles histoires sont souvent celles qui s’écrivent dans la douleur. L’édition du cycle a en effet redémarré en 2018, sous l’égide des éditions Leha qui ont cru en ce cycle et qui ont surtout décidé de faire confiance en un homme farouchement déterminé à corriger cette injustice.
Pour les habitués de sites tels qu’elbakin.net, le nom de Nicolas Merrien ne sonnera pas étranger, puisque depuis de nombreuses années, celui-ci écume les forums et pages traitant du sujet. Ayant entamé une traduction à sa propre initiative, il a régulièrement informé les internautes de ses tentatives en vue de trouver un éditeur, des solutions alternatives qu’il envisageait (financement participatif…), de ses avancées et échecs.
Alors qu’il était raisonnable de penser qu’il se lasserait, fatigué et exaspéré, il a poursuivi et fait preuve d’une abnégation remarquable. Car finalement, comme précisé supra, il a fini par trouver une porte qui ne s’est pas refermée sur son nez.


C’est ainsi que 2018 marque le retour sur le marché français du cycle de Steven Erikson, nouvellement traduit « Le Livre des Martyrs ». Concernant la traduction, justement, notons que Nicolas Merrien a été rejoint par Emmanuel Chastellière ; les deux vont en effet se répartir la traduction des dix tomes. Ce choix se justifie d’autant par le travail monumental à accomplir que par la volonté des éditions Leha de mettre les petits plats dans les grands en retraduisant aussi les deux premiers romans pour plus de cohérence et en faisant paraître rapidement l’intégralité du cycle, à raison de deux romans par an.
Il y a donc toutes les raisons de croire qu’en 2022, Nicolas Merrien et ceux qui auront cru en lui auront corrigé l’anomalie française.


Concernant cette réédition du premier tome, Les Jardins de la Lune, à l’exception de quelques coquilles oubliées çà et là, il n’y a pas grand-chose à reprocher tant le choix des mots semble avoir été soigné et réfléchi. Emmanuel Chastellière a fait de l’excellent travail.
De même, la couverture conçue par Marc Simonetti est aussi magnifique que sobre, symbolisant parfaitement l’une des scènes emblématiques du tome. Ça semble idiot de le signaler, mais ce n’était pas le cas des précédentes éditions.


La boule au ventre, l’objet du désir entre les mains, la lecture peut enfin commencer.


Et l’entame ne déçoit pas.


Qualité de l’écriture originelle ou de la traduction, voire des deux, l’effet sensitif est terrifiant tant le lecteur se trouve rapidement happé par l’univers sombre imaginé par l’auteur, à humer les volutes de fumées et goûter aux cendres qui alourdissent l’air. S’il est parfois complexe de se plonger dans un monde dont il y a tout à découvrir, l’effet est inverse ici et l’addiction se manifeste quasiment immédiatement.


Tenter de décrire le contenu du livre paraît aussi inconsidéré qu’inutile, tant l’inéluctabilité des oublis rendrait cette tâche rébarbative à écrire et pénible à lire.
Sachez donc juste que l’auteur n’a pas galvaudé sa réputation de fine plume, ses personnages étant dotés d’un relief assez inhabituel et il vous sera rarement possible de connaître le fin fond de leurs pensées, de deviner leurs intentions, de connaître leur allégeance ou même d’anticiper leur avenir.
L’intégralité du roman est parsemé de surprises et rebondissements, au point même que cela paraît parfois difficile à encaisser. Symptomatiquement, une fois la dernière page tournée, les tentatives de « refaire le parcours » de chaque personnage ne sont pas toujours fructueuses, tant les événements ont été nombreux. Mais à ce niveau, il s’agit assurément d’une qualité qui garantit une relecture future.


Il est d’ailleurs bon de préciser que le rythme du livre est déjà admirable, si l’on considère qu’il s’agit du premier roman écrit par Erikson. Sans rien révéler de l’histoire, notez que le rythme va crescendo et que la montée en puissance ne s’altère jamais, aboutissant à un final complètement fou où tous les fils qu’il a pu tendre vont brutalement être tirés pour aboutir à un climax rarement atteint dans un premier tome de cycle. Si Erikson avait souhaité donné du sens au mot « épique » en rédigeant cet ouvrage, il ne s’y serait pas pris autrement.


Lorsque le roman se termine, la sidération est totale et la seule envie qui vienne est celle de poursuivre la découverte de cet univers. Même peu enclin à relire un roman, le lecteur sera peut-être même tenté de rouvrir la première page immédiatement.


Avec un monde que l’on ne fait que deviner et qui frise la folie ambitieuse, Erikson marque au fer rouge le lecteur qui se demande bien comment il a pu se satisfaire jusque là d’œuvres plus fainéantes. L’auteur a suivi des études d’anthropologie ainsi que d’archéologie, et ça se sent. Qu’il s’agisse de la géographie du monde, des peuplades imaginées, des rouages politiques inhérents à chaque région ou ville, mais aussi de la magie et des créatures croisées, bien éloignées de celles communément admises dans le genre, l’auteur met un énorme coup de pied dans la fourmilière et démontre qu’il n’est pas un simple auteur de fantasy de plus.


Les corollaires d’une telle richesse sont, pour un roman de seulement 600 pages, la sensation de trop plein parfois (révélations en cascade, difficulté à mémoriser tous les cheminements….) et surtout l’impression de ne pas toujours tout comprendre, de ne pas saisir toutes les subtilités (concepts abstraits, liens entre personnages, velléités des ascendants).
Participant au plaisir de lecture, ces effets ne constituent pas un défaut, mais bien une démonstration de force d’un auteur qui connaît son univers sur le bout des doigts et ne souhaite pas prendre le lecteur par la main. Il faut en être conscient avant de s’y lancer, la lecture ne sera pas difficile, mais elle demandera concentration et régularité pour ne pas trop oublier entre chaque session.


Reste la sensation de ne pas avoir suffisamment connu et accompagné certains personnages qui, bons ou mauvais, marquent tous le lecteur par une caractérisation travaillée et une destinée surprenante. Comme de juste dans un univers aussi noir et dangereux, les protagonistes n’ont aucune garantie de survivre et le trépas semblera toujours proche, renforçant l’attachement du lecteur qui sait que la mort guette.


La récompense est donc magnifique pour les lecteurs qui se sont montrés patients et qui n’avaient pas osé sauter le pas de la version anglaise.
Steven Erikson perce avec son style simple et abrasif ; assomme avec le monde terrifiant et fascinant qu’il dépeint. La lecture ne peut pas laisser indifférent(e) et il est compréhensible que certains lecteurs aient décroché avant la fin, tant l’impression de se prendre un mur de connaissances est prégnant durant les premières heures.
Pourtant, au regard du final explosif et tonitruant qui s’étalent sur plus de 100 pages, impossible de ne pas pousser les lecteurs à continuer. Notons d’ailleurs que les lecteurs de la version anglaise s’évertuent à crier à toute voix que ce roman est le plus difficile à lire du cycle et que l’auteur lève les barrières dès le tome 2…


En tenant compte de la circonstance que ce roman est le plus imparfait de tous, mais qu’il avait aussi le rôle le plus ingrat en nous familiarisant avec un univers d’une richesse folle, il est impossible de ne pas le recommander. Ayant tout en lui pour marquer d’une pierre blanche votre parcours de lecteurs de romans de fantasy, vous devez donner une chance à ce roman ; d’ores et déjà un chef d’œuvre de ma bibliothèque


Un mot final pour Nicolas Merrien (s’il me lit un jour), merci pour tout.

FlibustierGrivois
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le 5 juin 2018

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