Je compare ici certains aspects du roman et de son adaptation ciné.
Le film adopte l'approche du livre : raconter l'histoire du point de vue d'un individu mentalement perturbé. Shirley Jackson nous fait bien comprendre le décalage entre les perceptions, les aspirations de son personnage principal et les réactions de rejet de son entourage, mais cela prend progressivement un tour plus triste qu'effrayant - alors que le film concilie terreur et pathétique jusqu'au bout.
Jackson décrit la plongée dans une folie dont l'évidence s'affirme : l'immaturité d'Eleanor la fait osciller entre des sentiments de plus en plus violemment opposés envers son nouvel entourage - idéalisation et haine, quête d'affection et ressentiment. Le fantastique s'efface presque pour se résoudre au délire dans lequel elle s'enferme, finissant par les épier comme un fantôme, à taper contre leurs portes pendant la nuit, et par embrasser joyeusement son destin de victime de Hill House, son seul foyer d'accueil.
En évitant souvent les clichés, comme l'apparition d'aucun revenant grimaçant, Jackson permet au film de reprendre telles quelles des scènes marquantes (l'inscription sur le mur, Nell serrant une main fantôme, Luke faisant tomber un verre, une porte se déformant - mais pas le message écrit en lettres de sang, redondant et grand-guignolesque) tout en maintenant jusqu'au bout l'ambiguité sur la "nature du surnaturel" : hallucinations collectives, poltergeist ou pouvoir télékinétique de Nell? Des entités mystérieuses exercent-elles vraiment leur influence malfaisante en ces lieux ?
Si les deux media nous donnent à entendre les monologues intérieurs de Nell, et nous rendent témoins de ses sensations de contacts invisibles, le surnaturel est omniprésent dans le film sous la forme symbolique mais inquiétante des motifs végétaux, menace sourde qui semble vouloir l'influencer (et lui parler) pour l'engloutir. Pourtant ce dernier ne montre jamais rien qui puisse être interprété immédiatement comme une hallucination (comme lorsque dans le livre Nell et Théo voient une famille pique-niquant, ou Nell regarde les traces de pas d'un enfant invisible dans l'herbe et l'eau du ruisseau). En somme, le film est à la fois plus clair et plus explicite sur certains points, et plus subtil en ne tranchant pas sur l'origine subjective ou surnaturelle du fantastique.
Pour une question de temps, d'efficacité, et parce qu'elles sont le lieu d'hallucinations trop flagrantes, il évacue les diurnes promenades champêtres de Nell et Theodora, et se concentre sur l'intérieur de la labyrinthique demeure.
Dans le livre, Nell s'entiche de Luke et non du prof : sa désillusion est plus flagrante dans le film lorsqu'à l'arrivée tardive de son épouse elle découvre qu'il est marié ; mais la rivalité amoureuse entre elle et Théo disparaît pour laisser leur seule quête d'attention de la part des deux hommes. Théo y flirte avec Luke, et la possibilité de sa bisexualité n'est pas développée - on sait juste qu'elle vit avec une amie. Dans les deux cas, ses soupçons concernant le rôle de Nell dans les manifestations surnaturelles sont évidents, et l'évolution de leur relation, de moins en moins bienveillante - Théo est plus douée de télépathie que d'empathie, et joue avec Nell comme un chat (noir) avec une souris irascible - et douée de l'inquiétante faculté de partager ses hallucinations.
Le fanatisme religieux doloriste du fondateur de Hill House, Hugh Crain, n'est imposé dans le film qu'à une fille unique ; il trouve une illustration supplémentaire dans l'inscription "suffer little children" gravée au-dessus du lit de la nursery.
Le film donne peu de place à la femme du prof, dont la présence envahissante dans la seconde moitié du roman accompagne la baisse de tension. D'agaçante donneuse de leçons férue de parapsychologie, elle devient dans le film une sceptique bornée dont le sort sert d'illustration aux propos du prof sur les dangers de l'incroyance. Elle prend ainsi part au climax, alors que dans le livre, elle reste extérieure aux phénomènes les plus inquiétants (hormis son utilisation d'une "planchette" qui lui fait rédiger des messages adressés, encore une fois, à Eleanor).
Le film culmine donc dans une ultime scène de terreur, au lieu de l'accomplissement plus serein du fatal destin de la délirante Nell, dont la seconde moitié du livre décrit le délire euphorique et l'isolement croissant, aux dépens de l'atmosphère d'épouvante.
Le roman constitue une base solide pour le scénario du chef-d'oeuvre de Robert Wise. Mais ce dernier bénéficie de meilleurs dialogues, et son intrigue est mieux construite : en ne donnant qu'une fille à Hugh Crain, l'identification entre elle et la mère d'Eleanor est un puissant ressort de sa "hantise". Abigail Crain, qui a passé tous les âges de sa vie dans la maison, est à la fois la mère que Nell a laissé mourir lorsqu'elle tapait contre le mur, et la fille d'Hugh Crain qui pleure sous les mauvais traitements de son père, jouant sur son sentiment de culpabilité et son besoin de réparer ses manquements. L'enfer du "care"...
L'influence de cette oeuvre sur Shining est fondamentale. Les deux décrivent la plongée dans la folie d'un personnage entre deux âges piégé dans une existence à l'horizon bouché, doté de pouvoirs de medium qu'il nie, et son "acceptation" par un domicile malfaisant qui fusionne avec son esprit dérangé, aboutissement fatal d'une vie ratée.
Voilà la grosse différence entre fantasy et fantastique. Le premier offre la grande aventure "escapiste", et l'autre nous met le nez dans notre merde existentielle.
Father knows best.