« Aucun organisme vivant ne peut demeurer sain dans un état de réalité absolue. Même les alouettes et les sauterelles rêvent, semble-t-il. Mais Hill House, seule et maladive, se dressait depuis quatre-vingts ans à flanc de colline, abritant en son sein des ténèbres éternelles. Les murs de brique et les planchers restaient droits à tout jamais, un profond silence régnait entre les portes soigneusement closes. Ce qui déambulait ici, scellé dans le bois et la pierre, errait en solitaire. »
C’est par cet incipit brillant que débute le roman de Shirley Jackson. Mais, malgré le mystère que ces premières phrases instaurent, et malgré la promesse portée par le titre, le lecteur comprendra assez rapidement que cette histoire est bien moins celle d’un vieux manoir hanté par quelque esprit diabolique que l’histoire de ce qui hante les êtres dans les profondeurs de leur psyché.
Concernant cette «hantise», on ne saura jamais de façon précise de quoi il en retourne : la frustration du lecteur restera entière et participera à l’impression singulière (et traumatique) que la conclusion laissera en lui… Car, voyez-vous, Jackson a compris que jouer la carte de l’incertitude produit son petit effet et elle semble avoir pris un malin plaisir à ne répondre de façon claire à strictement aucune des questions que pourrait, bien légitimement, se poser le lecteur.
Par exemple, y a-t ‘il réellement une présence nocive au sein de ce lieu ou tout n’est-il que l’œuvre de la protagoniste, Eleanor, qui cherche à attirer l’attention de ses compagnons (et leur amour, puisque toute recherche d’attention est en réalité une recherche d’amour)? Dieu sait qu’ Eleanor a mené une vie solitaire, voire austère, s’occupant de sa mère malade pendant des années, et que ce manque est perceptible par le lecteur presque dès les premières pages… Aussi, Eleanor étant une personne extrêmement sensible, se pourrait-il qu’elle possède réellement un don de médium qui la rendre, elle plus que tous les autres participants choisis par le Dr. Montague, vulnérable au pouvoir du lieu? Elle aurait déjà provoqué, devant témoins, des manifestations parapsychiques pour le moins impressionnantes, raison pour laquelle Montague la contacte au début pour l’intégrer au groupe de participants… Etc.
Cette incertitude quant à la nature surnaturelle (ou non) des phénomènes auxquels assistent les personnages tient au fait que de l'existence de cette «force» occulte dont il est question dans l’incipit, le lecteur ne recevra aucune preuve franche et directe.
Quoi qu’il en soit, Eleanor semble persuadée que la maison la «reconnaît», qu’elle est en quelque sorte de retour chez elle… Comme si la demeure la réclamait, elle tout spécialement. Et, puisque toutes les manifestations ou presque semblent justement tourner autour de sa personne (un message écrit à même le mur en lettres sanglantes l’interpelle même directement), elle devient donc bel et bien le centre de l’attention du groupe. Au début le lecteur croit (enfin, ce fut mon cas) en la composante surnaturelle du récit, on ne remet pas vraiment en question la santé mentale de la protagoniste et on se dit simplement qu’elle est rêveuse, même si son côté «adolescente naïve» détonne un peu chez une femme de 32 ans, mais on se dit que cela s’explique sans doute par la vie triste et solitaire qu’elle a mené. Elle a peut-être, en quelque sorte, prit l’habitude de se réfugier dans le fantasme, la réalité étant si vide et pénible pour elle… Mais, avant de parvenir à la moitié du roman, on commence à comprendre qu’il y a vraiment quelque chose d'anormal chez cette femme : en effet, sa vision des événements (le roman étant écrit en point de vue interne c’est vraiment la vision exclusive d’Eleanor qui nous est servie, je reviendrai sur ce point) devient de plus en plus empoisonnée et distordue.
J’ai alors eu l’impression d’assister (de l’intérieur, ce qui est d’autant plus troublant) à un basculement dans la folie. Les autres : Théo, Luke et même le Dr Montague, qu’elle trouvait tous agréables de prime abord, fantasmant même qu’ils deviennent des amis proches, voire une sorte de famille, eh bien voilà qu' au fil des pages ils se métamorphosent sous les yeux de notre protagoniste en individus cruels, prenant plaisir à la rejeter, se moquant d’elle et faisant des messes basses, etc.
Mais, comme à peu près tout dans ce roman, il est impossible de déterminer dans quelles proportions cela est vrai: sont-ils «contaminés» par la demeure? Agissent-ils réellement ainsi, ou cette interprétation n’est que le produit de l’esprit troublé et paranoïaque d’Eleanor? On se demande alors si elle n’a pas juste plongé dans un délire, si sa vision de la réalité n’est pas juste dévorée par cette force noire qui a attendue des années, tapie en elle, qu’elle passe le seuil de Hill House pour se libérer… Cette sorte de maladie ou de douleur qu’on ne comprendra jamais car Jackson, perfidement (et habilement), ne nous l’expliquera pas. Question de plus laissée sans réponse.
Pour conclure, je tiens à souligner que l’originalité de ce roman (et sa force) réside dans le point de vue narratif choisi par Jackson : soit le point de vue interne d’Eleanor. À mon avis il s’agit d’une des raisons principales qui explique que ce roman soit passé à la postérité car il se trouve à être la source du malaise presque intenable qui s’installe en nous au fil de notre lecture. À ce titre, la conclusion ne peut être que traumatisante puisqu’on assiste à cette espèce de catharsis funeste/destructrice à travers le regard et l’esprit de la jeune femme.
Il s’agit sans doute d’un des romans qui m’a le plus perturbé : la douleur aussi vive qu’incompréhensible du personnage principal «s’accrochant» à moi pendant plusieurs jours, me laissant étrangement obsédée par cette fin.
Au final je dirais que ce roman porte bien son nom… Car d’une certaine façon Eleanor et ses mystères me hantent encore.