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La Maison Nucingen, qui constitue pour l’auteur « le revers » de la médaille dont l’avers est César Birotteau (cf. préface de celui-ci), semble davantage une longue nouvelle qu’un bref roman. En tout cas on est loin du roman balzacien tel qu’on se l’imagine. Il y est question, entre autres, de la fausse faillite de Nucingen, laquelle a enrichi Rastignac et ruiné quelques autres, et des déboires sentimentaux de Godefroid de Beaudenord. (Pour connaître la nature du lien entre l’une et les autres, prière de lire le livre ! Qu’il suffise pour l’instant de savoir qu’ici encore le sentiment et le financier sont mêlés : « une affection invétérée, cette maladie du cœur que les Caisses d’épargne ont fini par guérir chez les domestiques », p. 346.)

La structure du récit diffère de la plupart des romans de La Comédie humaine (1) : il s’agit d’une conversation tenue au restaurant par « quatre des plus hardis cormorans éclos dans l’écume qui couronne les flots incessamment renouvelés de la génération présente » (p. 330), et rapportée par un narrateur anonyme, qui utilise la première personne du pluriel et finit de dîner avec une conquête tout aussi anonyme dans le cabinet voisin. Jean-Jacques Bixiou se révélera le plus volubile du quatuor, les trois autres – Andoche Finot, Émile Blondet et un certain Couture – ajoutant sporadiquement leur grain de sel.

Déroutant pour le lecteur balzacien ? Peut-être ; en tout cas déroutant pour Balzac lui-même, semble-t-il, qui colle une mention « (voir Les Employés) » à la fin d’une réplique de Bixiou (p. 375), et paraît oublier que si son narrateur entend sans être entendu, et distingue les interlocuteurs à la voix, il ne saurait voir la conversation : « Couture, une couronne ! dit Blondet en lui mettant sa serviette tortillée sur sa tête » (p. 378), écrit-il pourtant !

Pour le lecteur qui s’attache à voir en Balzac le témoin et l’analyste de la société de son époque, La Maison Nucingen présente un certain intérêt. En plus de montrer dans les grandes lignes les mécanismes d’une faillite, frauduleuse ou non – mais César Birotteau le faisait déjà très bien –, la nouvelle présente quelques échantillons de ce qu’a pu produire la France autour de 1830 : haute noblesse plus ou moins ruinée qui se recycle, haute finance plus ou moins honnête qui monte, jeunes gens plus ou moins cyniques qui tracent des plans sur leur avenir...


Cependant, croire que La Maison Nucingen n’a rien de moderne serait passer complètement à côté. Lorsque Couture s’écrie « Qu’importe à l’État la manière dont s’obtient le mouvement rotatoire de l’argent, pourvu qu’il soit dans une activité perpétuelle ! » (p. 373), il me semble qu’on est en plein dans la doxa libérale : qu’importe que les pauvres s’appauvrissent, tant que l’argent circule. (Il faudrait poser à d’autres dirigeants la question posée par Finot, « Si tout le monde gagne, qui donc a perdu ? », p. 389.) Quelques lignes plus tard il ajoute : « Quelle tête il faut pour fonder une affaire à une époque où l’avidité de l’actionnaire est égale à celle de l’inventeur ? […] nous vivons à une époque d’avidité où l’on ne s’inquiète pas de la valeur de la chose, si l’on peut y gagner en la repassant au voisin » (p. 374). Notre début de XXIe siècle ne serait-il pas concerné par cette remarque ? (Il est vrai qu’à la différence d’une bonne partie des donneurs de leçons actuels, Couture affirme aussi que « Notre temps ne vaut pas mieux que nous ! », p. 374.)

Et pendant qu’on parle de modernité, et de ce que La Maison Nucingen peut préfigurer, j’aime à penser qu’ici encore la portée de ce que dit Balzac dépasse Balzac. Ainsi, pour développer le portrait du baron de Nucingen en homme qui fait feu de tout bois et se sert de tout le monde, qualifie-t-il Rastignac de « collaborateur conjugal » (p. 381) du banquier – rappelons que Rastignac est l’amant de Delphine, la femme du baron de Nucingen. La formule est cruelle et drôle, mais me semble parfaitement préfigurer les euphémismes que le pouvoir – économique ou politique – a su mettre au point depuis pour édulcorer la violence – économique ou politique – de nos sociétés.

Autre plaisir offert par la structure de cette nouvelle, et qui est peut-être un autre trait de sa modernité, le plaisir de la poupée gigogne : le récit du narrateur principal encadre le récit des « cormorans », lequel encadre lui-même quelquefois des paroles rapportées – qui, si j’ai bonne mémoire, encadrent une ou deux fois d’autres paroles rapportées. Cela exige du lecteur une implication un peu plus soutenue que pour regarder une vidéo TikTok – et peut-être plus que pour lire un roman monophonique. Et Balzac joue avec cela : « un jour ils [les Matifat] ont voulu me faire poser, je leur ai raconté une histoire depuis neuf heures du soir jusqu’à minuit, une aventure à tiroirs ! J’en étais à l’introduction de mon vingt-neuvième personnage (les romans en feuilletons m’ont volé !), quand le père Matifat, qui en qualité de maître de maison, tenait encore bon, a ronflé comme les autres, après avoir clignoté pendant cinq minutes. Le lendemain, tous m’ont fait des compliments sur le dénouement de mon histoire », raconte Bixiou (p. 367)

C’est qu’il y a au bout du compte quelque chose de guilleret dans La Maison Nucingen – dont l’intrigue aurait pu tolérer un traitement bien plus dramatique. La nouvelle constitue une heureuse transition entre deux romans plus massifs, grâce aux à-côtés des narrateurs annexes, mais aussi grâce au goût du paradoxe qu’ils manifestent parfois : « j’ai vu des originaux qui m’ont convaincu que l’ombre a des aspérités, et que dans la plus grande platitude on peut rencontrer des angles ! » (toujours Bixiou, p. 366-367).


(1) Trois autres exceptions : Étude de femme, Honorine, Gobseck.

(2) « Nucingen ne se cache pas pour dire que sa femme est la représentation de sa fortune, une chose indispensable, mais secondaire dans la vie à haute pression des hommes politiques et des grands financiers » (Bixiou, p. 333).

Alcofribas
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le 22 oct. 2024

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