La Mezzanine est un tour de force. La richesse du monde qu'il développe n'a d'égale que le vide sidérant de son action... Jugez-en : le narrateur sort de sort bureau durant sa pause -déjeuner pour aller remplacer la paire de lacets qui s'est cassée le matin. Pour cela, il prendra un escalator, ira aux toilettes, se rendra dans un magasin et s’assoira sur un banc pour lire un livre de poche. Et c'est tout... Cette immense odyssée humaine sera pourtant l'occasion d'une impressionnante exploration existentielle faites d'observations, de souvenirs et d'introspection. "La mezzanine", c'est Proust maniant un microscope électronique. Bluffant...
Nicholson Baker met en mots des événements si infimes qu'ils existent à peine. Il décrit avec une exactitude féroce des sensations fugaces que nous avons tous connues, de ces événements qu'aucun auteur n'avait jusqu'ici jugé dignes d'être couchés sur le papier et qui pourtant sont rendus aussi porteurs de signification qu'un crash de Boeing. Ce lacet qui lache est porteur d'une foule d'associations avec l'enfance du narrateur, avec la civilisation toute entière qui le porte, et n'aurait pas à rougir d'être comparé à la madeleine du grand Marcel. Le cycle mécanique d'un escalator est riche des liens qu'il tisse avec une foule de petites expériences personnelles, jeux intimes, peurs, petits calculs et autres sensations.
"La Mezzanine" est ainsi une plongée au cœur de la matière, celle des textures, du toucher , de la forme des choses. Une réflexion sur l'escalator et ses rainures, nous amène à considère la trace d'un patin sur la glace et, en un grossissement énorme à se plonger dans les rainures d'un disque de vinyle. Étonnant. Baker s'intéresse à notre fascination des choses qui se répètent, comme ces mécanismes auto-régénérants dans ce qu'il appelle "the renewing of newness" et dont on trouve (c'est moi qui ajoute ici) des videos sur youtube du style " the most satisfying video ever" et dont la disparition et le retour "botanique" des rainures d’escalator (ou la boucle délicieusement décalée de sa rampe caoutchouteuse) sont un bon exemple. On notera aussi la chosification de l'humain au sein de ces mécanismes, portés à l'intérieur des murs, ou lancés comme des billes à travers les portes tournantes des centres commerciaux)
Le héros de Baker est, dans cette heure fatidique qui le mène vers le lacet réparateur, comme un gosse qui verrait le monde avec une acuité visuelle extraordinaire. Il tisse par le travers de son récit, mais aussi par de massives notes de bas de page, un fabuleux réseau de connections entre les choses (ces notes de bas de page sont une intrusion volontaire qui participe à donner l'illusion d'un traité technique, d'un wiki bordélique... ). Sous sa plume, le monde apparaît bourré jusqu'à la gueule d’intentionnalités (et des micro-machines chargées de les mener à bien). Le kitsch de Kundera n'est pas loin... La moindre action de l'auteur chez son blanchisseur, le moindre papier signé, met en branle toute une économie, tout un monde, tout un réseau d'acteurs qui amèneront au final chez lui des chemises bien repassées ou des factures bien payées.
Faux psychologue mais vrai génie, Baker s'intéresse aussi à notre psyché, à nos mode de pensées et s'amuse aussi à traquer toutes sortes de minuscules ressorts psychologiques, infimes frustrations ou joies, comme il s’acharne à vouloir décoder la fréquence même de nos idées (indice d'un micro-management de soi chez le narrateur à la limite de la psychose). Comme un fou à l’affût de son propre flux de conscience , le narrateur essaie ainsi de repérer les idées qui sont héritées de nos souvenirs d’enfance et celles qui sont véritablement la marque de l'adulte en nous. C'est moins original que le reste, mais il s'attaque aussi aux petites stratégies de non-communication (presque zoologiques) qui traversent la journée d'un employé de bureau. Cette facette psychologique du livre n'est pas moins vertigineuse que ses observation plus matérielles.
Je me promettais d’être bref, raté... Sachez juste que ce livre est très drôle, et d'une lecture un peu exigeante. Le style est précis, et très clair mais chaque chapitre déborde d'une richesse et d'une méticulosité qui peut impressionner ou fatiguer. Ne prenez pas ce bouquin trop au sérieux, mais goûtez avec plaisir ce texte rare d'une intelligence débridée. Recommandé à 110 % , guys et guysettes!!!