Tu tiens entre tes mains un livre. La couverture est sombre, tu ne la trouve pas très belle. Le livre est petit mais lourd, il est épais, il sera long à lire. Tu parcours les premières lignes. C'est beau, tu n'avais jamais lu un livre écrit comme ça. Tu ne lis pas l'histoire d'un autre, tu lis ton histoire ; tu ne lis plus, tu es dans l'histoire. Tu parcours la Chine à la recherche de Lingshan, la montagne de l'âme.
Pendant ton périple, tu rencontre des gens, beaucoup, beaucoup de gens. Certains te racontent des histoires, et tu les ecoutes, ou bien c'est toi le conteur, et eux ton auditoire. Des histoires de toutes sortes. Des légendes, évocations de sorcières et de serpents, des contes qui enchantent ou qui effraient ; des grands faits historiques, avec leur litanie d'empereurs et de princes, de batailles et d'intrigues de palais ; des chants folkloriques, témoignages populaires d'autres temps, d'autres époques ; des souvenirs de la Révolution Culturelle, des préceptes de Bouddha, des danses du dragon ; des réminiscences de l'enfance, des faits divers sordides, des anecdotes amusantes, des histoires tristes, des histoires étranges ; beaucoup, beaucoup d'histoires.
Tu demandes le chemin de Lingshan, ils te l'indiquent, ils te recommandent aussi de prendre garde, la montagne est dangereuse. Ils disent que plusieurs voyageurs ont disparu. Certains racontent que les esprits les ont égarés, d'autres qu'ils sont tombés dans un ravin, d'autres encore qu'ils ont été détroussés par des bandits.
Tu demandes qui raconte.
Ils ne savent pas, on le raconte, c'est tout.
Tu dis que tu n'en crois rien.
Crois ce que tu veux, te disent-ils, mais prend garde tout de même.
Tu poursuis ta route.
Le chauffeur me tapote l'épaule. Il me dit que je me suis endormi, mais que maintenant je suis arrivé, que le car n'ira pas plus loin. Je me frotte les yeux. Je le remercies mais il ne s'occupe déjà plus de moi, il est descendu du car. J'en fais autant. Je suis dans un petit village dont j'ai oublié le nom, perché à mille huit cents mètres d'altitude. Drôle que je me souvienne de ce détail et pas du nom du village. Je regarde autour de moi. Dans la rue, la foule des badauds circule devant les étals de marchandises. Au parfum des pamplemousses et des kiwis se mêlent celui des fromages de soja, des lamelles de porc grillé et des boulettes de riz aux épices. Je vois un groupe d'ouvriers rentrant de l'usine le regard vide, je vois deux femmes qui discutent, l'une d'elle rit, puis je le vois, lui.
De l'autre côté de la rue, assis à une table à la terrasse d'un estaminet, un vieil homme me fait signe de le rejoindre. Je m'assieds à ses côtés, il me sert une tasse de thé. Je le salue et lui demande si nous ne nous sommes pas déjà rencontré.
Il sourit.
Il dit qu'il a écrit un livre, il y a dedans des histoires, beaucoup, beaucoup d'histoires, peut-être l'ai-je lu ?
Je l'ai lu.
Je bois une gorgée de thé, il est excellent.
— Tu as aimé le livre ?
— C'est compliqué. J'ai aimé le lire, oui, mais si j'ai aimé le livre ? Je ne sais pas.
— Pourquoi cela ?
— Parce que je n'ai pas tout compris, parce que j'ai été pris au dépourvu. Au début, j'ai été surpris par les personnages. Les héros de l'histoire sont désignés par de simples pronoms : il y a « tu », qui cherche la montagne de l'âme et « je » qui voyage également de son côté, à la recherche des traditions et chants populaires, semble-t-il, ce n'est pas très clair. Certes, les personnages sont atypiques, on ne sait pratiquement rien d'eux, ni leurs noms, ni à quoi ils ressemblent... Mais c'est bien écrit et intrigant. À ce moment, je pensais être en train de lire un roman de voyage.
— Ce n'était pas le cas ?
— En fait... oui.
Il sourit.
— Oui, mais un drôle de voyage, tu admettras ! Au début, les chapitres s'enchainent normalement, mais progressivement, il semble qu'il n'y ait plus aucune chronologie. On ne sait pas si il y a des ellipses, des retours en arrières, ni même si il y a des liens logiques entre toutes ces saynètes. Il n'y a presque pas de repères temporels, et quand il y en a, ils n'ont fait que m'embrouiller. Parfois, je n'ai rien compris, parfois, je n'ai même plus cherché à comprendre. C'est très déstabilisant. Voilà pourquoi je ne sais pas si j'ai aimé le livre.
— Mais tu as aimé le lire.
— Oui. Parce qu'il est beau, parce qu'il est bien écrit, parce qu'il m'a transporté ailleurs. J'avais l'impression d'évoluer dans un recueil de nouvelles dont je serais l'un des personnages, c'est une belle sensation. Avec ce livre, j'ai découvert la société, les traditions, la religion, l'art, la politique, le mode de vie, la philosophie, en un mot l'âme, de la Chine et du peuple chinois. C'était un voyage plein de tours et de détours, de chausse-trappes et d'impasses, mais c'était un voyage merveilleux. Alors oui, je n'ai pas tout aimé, oui, j'ai trouvé certains passages longs et même ennuyeux, mais malgré tout cela, oui, j'ai aimé le lire. Et je le relirais sans doute, avec plaisir, dans quelques années. Peut-être même qu'avec quelques années de sagesse de plus, je finirais par le comprendre. Peut-être.
Il sourit.
Tu tournes la dernière page avec un sentiment...
de satisfaction, tu as vaincu la montagne,
de doute, tu n'es pas sûr d'avoir vaincu la montagne,
d'ironie, c'est la montagne qui t'as vaincu,
de nostalgie, la montagne te manque déjà.
Tu refermes le petit livre épais à la couverture sombre pas très belle. Il a été long à lire, mais tu l'as lu. Tu as trouvé la montagne de l'âme, finalement. Elle est sur une étagère, dans ta bibliothèque.
Tu souris.